LA SIXIÈME ERREUR FATALE DU FONDAMENTALISME FINANCIER : CROIRE QU’UN TAUX DE CHÔMAGE MINIMUM ENTRE 4% ET 6% PERMET DE MAITRISER L’INFLATION

William Vickrey, Prix Nobel d’Économie en 1996.

5 Octobre 1996

On pense qu’il est nécessaire de maintenir le chômage au niveau de non-accélération de l’inflation ( non-inflation-accelerating level ou NIARU) soit entre 4% et 6%, si l’on veut que l’inflation n’augmente pas à un niveau inacceptable.

Actuellement, le taux de chômage tel que mesuré officiellement est tombé à 5,1%, pendant que le Congressional Budget Office (CBO) a établi le niveau de non- accélération de l’inflation, le NIARU, pour 1996 à 6%, l’ayant établi entre 5,5% et 6,3% depuis 1958. Les récentes projections du Congressional Budget Office (CBO) sont que le chômage doit se maintenir constamment à 6% jusqu’en 2005, pour une inflation de l’indice des prix à la consommation dans les zones urbaines de 3% ( Economic and Budget Outlook, May 1996, pp xv, xvi, 2, 3)

C’est là une prévision très optimiste des résultats que l’on peut attendre des tendances courantes mais, en tant qu’objectif c’est simplement intolérable. Bien qu’un chômage de 5% soit acceptable si cela signifie un congé, forcé, de deux semaines supplémentaires, non payé, par an, pour tout le monde, il est par contre complètement inacceptable quand il signifie 10%, 20% et 40% de chômage chez les groupes désavantagés, avec les sérieuses conséquences sur la pauvreté, l’absence domicile fixe, la dislocation des ménages, la consommation de drogue et le crime. Le malaise qui sévit dans nos villes peut être attribué dans une bonne mesure au fait que c’est la première fois dans notre histoire qu’une génération entière et même plus a grandi sans avoir jouit d’un plein emploi raisonnable même brièvement. Par contraste, bien que la plupart des pays industrialisés, expérimentent couramment des taux de chômage supérieurs à ceux des États-Unis, ils ont, presque tous, joui, récemment, de périodes de quasi plein emploi. L’assurance chômage et les autres programmes de bien être social ont aussi été plus généreux de telle sorte que les conséquences sociologiques du chômage ont été beaucoup moins démoralisantes qu’aux États-Unis.

La supposition sous-jacente qu’il y a un taux de chômage non accélérateur de l’inflation, exogène, ( exogenous non inflation accelerating rate of unemployment or NIARU) qui impose une contrainte inévitable sur les possibilités macroéconomiques, est ouverte à des sérieuses questions sur le double plan historique et analytique. Historiquement, les États-Unis ont jouit d’un taux de chômage de 1,8% pour l’ensemble de l’année 1926, accompagné d’une baisse du niveau des prix. L’Allemagne de l’ouest a jouit d’un taux de chômage de près de 0,6 % pendant plusieurs années autour 1960 et la plupart des pays les plus développés ont aussi bénéficié d’épisodes ou le taux de chômage était inférieur à 2 % sans que cela se soit accompagné d’une inflation sérieuse. Par conséquent le NIARU, s’il existe, doit être considéré comme très variable et dans le temps et dans l’espace. Il n’est pas certain que les estimations du NIARU n’ont pas été contaminées par l’incapacité à attribuer à l’inflation un certain effet bienfaisant sur l’emploi tout comme ont attribue au chômage un effet bienfaisant sur l’inflation. Une interprétation marxiste au fait que l’on insiste sur le NAIRU, serait que la crainte de l’inflation devient un prétexte pour justifier le maintien d’une armée de chômeurs de réserve laquelle empêchera les salaires de déclencher une spirale salaires-prix.. On ne parle jamais d’une spirale loyer-prix ou d’une spirale intérêt-prix bien que ces coûts doivent être pris en considération lors de la fixation des prix. A vrai dire, lorsque la Federal Reseve Bank hausse les taux d’intérêts dans le but de mettre sous tutelle l’inflation, la hausse du coût des intérêts pour les marchands peut fort bien déclencher une hausse des prix.

Au point de vue analytique, il est beaucoup plus rationnel de penser qu’il peut y avoir un taux maximal de réduction du chômage non accélérateur de l’inflation ou NIARRU ( non inflation - accelerating rate of reduction of unemployment ) tel que si l’on tente de recycler et de transformer rapidement, une part plus grande de l’épargne excédentaire, en pouvoir d’achat, grâce aux déficits budgétaires du gouvernement, les prix commenceraient à augmenter à une vitesse plus grande que celle généralement anticipée. Ce fait résulterait de l’incapacité de l’offre à suivre l’augmentation de la demande, engendrant des pénuries et la dissipation et le gaspillage d’une part de l’accroissement de la demande en une hausse plus rapide des prix. Ce NIARRU, ce taux de réduction du chômage non accélérateur de l’inflation, pourrait être déterminé par les limites aux taux d’embauche et de mise au travail de la main-d’œuvre pour faire face aux augmentations anticipées de la demande et par les retards, dans le processus de réalisation de la demande comme dans celui de la création, de l’installation et de la mise en opération, de nouvelles facilités productives. La contrainte technologique ultime, à mettre au travail des chômeurs, rapidement, dans le secteur privé, peut provenir des limites qui s’imposent à la capacité des industries de fabrication des biens de production comme le bâtiment, le ciment et machines-outils.

Dans tous les cas beaucoup dépendra du degré de confiance qui pourrait découler de l’accroissement de la demande proposée. Il serait sage de démarrer lentement, avec une réduction du chômage de, par exemple, 0,5 % pour la première année et qui augmenterait à 1 % par an au fur et à mesure que la confiance augmenterait aussi. Probablement, le taux de croissance devra par la suite être réduit quelque peu, à mesure que l’on se rapproche du plein emploi, pour tenir compte de la plus grande difficulté à ajuster le nombre des travailleurs aux nombres des emplois vacants. C’est principalement au cours des dernières étapes, sur le chemin conduisant au plein emploi, que la formation de la main-d’oeuvre et l’amélioration de l’organisation du marché du travail pourraient devenir nécessaire. En face d’une politique consistant à maintenir un NIARU fixe, les efforts de la part des chômeurs pour participer à des programmes de création d’emplois (workfare) pour ré-entraîner et aider les clients de l’assistance sociale, équivaut à de l’assistance dans le jeu cruel des chaises musicales (jeu consistant à disposer d’autant de chaises que de joueurs moins une, à tourner autour en musique et à s’asseoir lorsque la musique cesse, le joueur debout étant éliminé du jeu).

Un tel taux de réduction du chômage non-accélérateur de l’inflation (NIARRU) pourrait apparaître quelque peu volatile et difficile à prédire mais de toute façon il pourrait apparaître désirable de pousser vers le plein emploi plus rapidement que ne le permettrait un NIARRU inaltérable. Cela exigerait l’introduction de nouveaux moyens de contrôler de l’inflation qui n’exigent pas du chômage pour être efficaces. Effectivement, si nous devons contrôler trois majeures dimensions macroéconomiques de l’économie, spécifiquement, le taux d’inflation, le taux de chômage et le taux de croissance, un troisième moyen de contrôle est nécessaire qui ne serait pas colinéaire dans ses effets avec, d’une part, la politique fiscale qui agit par le canal de la formation du revenu disponible, et d’autre part, avec la politique monétaire qui agit à travers les taux d’intérêt.

Ce dont on a besoin est une méthode de contrôler l’inflation qui n’interfère pas avec les ajustements des prix relatifs dans un marché libre ou qui s’appuie sur le chômage. Sans un tel moyen de contrôle, les variations non anticipées de l’inflation, à la hausse ou à la baisse, continueront d’empester l’économie et à rendre difficile la planification des investissements. Chercher à contrôler l’économie dans ses trois majeures dimensions macroéconomiques avec deux instruments c’est comme vouloir faire voler un avion avec une gouverne de direction, de profondeur et stabilisateur horizontal mais sans ailerons; par temps calme et avec suffisamment de dièdre (angle entre le plan horizontal et le plan des ailes) on peut opérer si les virages sont faits en douceur, mais, vouloir atterrir avec des vents latéraux c’est l’accident assuré.

Un possible troisième instrument de contrôle pourrait être un système de création de droits, négociables, à des valeurs ajoutées c’est à dire à des marges bénéficiaires brutes, émis en faveur de firmes ayant un passif limité et qui seraient proportionnels aux facteurs de production primaires employés, comme le travail et le capital, et dont la valeur nominale agrégée correspondrait à l’ensemble de la valeur de la production évaluée selon un niveau général de prix programmé. Les firmes bénéficiant de conditions de marché particulièrement favorables pourraient réaliser des marges bénéficiaires plus élevées que la normale, uniquement, en achetant des droits appartenant à des firmes en moins bonne situation. La valeur marchande des droits varierait automatiquement de telle sorte qu’elle exercerait, sur les marges bénéficiaires, la pression correcte à la baisse, pour produire le niveau général des prix désiré. Une pénalité, sous forme d’une taxe, serait appliquée à toute firme qui se trouverait avoir une valeur ajoutée ou une marge bénéficiaire brute dépassant les certificats de droits détenus.

En tout cas il est important de ne pas perdre de vue que les divergences du taux d’inflation, à la hausse comme à la baisse, par rapport à ce qui a été prévu antérieurement, ne produit qu’une simple et arbitraire redistribution d’un produit total donné, équivalent au pire à un détournement de fonds et une escroquerie sinon légitime du moins légale, sauf, évidemment, si ces variations imprédictibles sont tellement fortes et rapides qu’elles font perdre à la monnaie toute son utilité en tant que moyen d’échange.
Le chômage, d’un autre côté, réduit la production totale à être distribuée; c’est au mieux l’équivalant à du vandalisme et lorsqu’il contribue au crime, il est l’équivalent d’un incendie criminel et homicide. Aux États-Unis, la large disponibilité des guichets automatiques, dans les supermarchés et ailleurs, fait en sorte que le coût, en « usure de chaussures », d’un fort, mais prévisible, taux d’inflation, est tout à fait négligeable.

Remarques du traducteur ( André Gouslisty )

1. Quand il faut exécuter deux ou trois tâches en même temps cela prend certainement autant d’instruments que de tâches spécifiques. Si par exemple il faut au même moment enfoncer des clous et d’autre part arracher des clous cela prend certainement deux marteaux. Mais si les tâches sont consécutives, un seul instrument peut être suffisant. S’il faut tantôt enfoncer des clous et tantôt arracher des clous un seul instrument, un seul marteau, peut être suffisant. Le taux d’intérêt peut être un instrument tantôt pour assurer la croissance tantôt pour maîtriser l’inflation. Le véritable problème est de savoir s’il faut d’abord utiliser le taux d’intérêt pour la croissance et éventuellement pour lutter contre l’inflation, comme nous le croyons ou au contraire, utiliser le taux d’intérêt pour maîtriser d’abord l’inflation, la croissance venant automatiquement et de surcroît, comme c’est la croyance actuellement dans les Banques Centrales, la pire étant comme toujours la Canadienne.

2. Nous pensons que la croissance économique prime sur l’inflation. La croissance est assurée par l’investissement. Pour investir la démarche est relativement facile. On calcule d’abord le taux de rendement interne de l’investissement puis on le compare au taux d’intérêt pertinent. Si le taux de rendement interne est supérieur au taux d’intérêt dans une proportion jugée suffisante on procède à l’investissement.

Quel est le taux de rendement interne d’une économie dans son ensemble?

Le taux de rendement étant le taux de croissance d’une masse, on peut dire que le taux de rendement interne d’une économie dans son ensemble est le taux de croissance de la masse des biens et services c’est à dire du Produit Intérieur Brut ou PIB.

Un investisseur privé n’a aucun pouvoir ni sur le taux de rendement interne ni sur le taux d’intérêt. Ce sont là des variables qui s’imposent à lui.

Par contre, si la Banque Centrale n’a aucun pouvoir sur le taux de croissance du PIB, elle a, contrairement aux entreprises et aux particuliers, le pouvoir de déterminer le taux d’intérêt des fonds très liquides, qui vont déterminer à leur tour la gamme des autres taux d’intérêts.

Si c’est la croissance qui doit primer sur l’inflation, la Banque Centrale doit faire en sorte que le taux d’intérêt soit inférieur au taux de croissance du PIB.

Mais quel taux d’intérêt au juste? Nous pensons que cela doit être le «prime rate» des banques, le taux auquel les banques prêtent à leurs meilleurs clients.

Comment s’établit le «prime rate»?

Les Banques commerciales américaines, l’établissent à 3% au-dessus du taux d’intérêts des fonds liquides à 1 jour c’est à dire les fedfunds, les banques commerciales canadiennes à un 1,75 % au-dessus du taux à 1 jour, ce qui peut faire paraître les banques canadiennes comme moins gourmandes mais en fait c’est parce qu’elles sont plus timorées et qu’elles rendent moins de services, l’exemple type étant l’hypothèque standard qui est de 30 ans au États-Unis, beaucoup moins au Canada. On a donc :
pour, les État-Unis, Taux des fonds à un jour + 3% = prime rate;
pour le Canada, Taux des fonds à 1 jour + 1.75 % = prime rate.

Il découle de ce qui précède que le taux des fonds à 1 jour doit être fixé comme suit :
Taux de croissance du PIB – marge bénéficiaire des banques commerciales = Taux du prime rate – moins marge bénéficiaire des banques = Taux des fonds à un jour ou des fedfunds

Si nous appliquons cette théorie au Canada le taux des fonds à un jour devrait être sur la base des dernières informations statistiques disponibles égale à :

Taux de croissance du Pib en $ courants en 2004 2,80 %
Moins marge bénéficiaire minimale des banques - 1,75 %
Égal taux du prime rate ou taux préférentiel = 1,05 %
Moins 1,75% marge bénéficiaire des banques - 1,75 %

Égal taux des fonds à 1 jour = - 0,70 %

Au Canada, le taux actuel des fonds à 1 jour, qui est actuellement de 2,50 %, est beaucoup trop élevé par rapport à ce qu’il devrait être, soit pratiquement 0 % et les projets du Gouverneur de le hausser sont, pour nous, plus que farfelus.

Il ressort de ce qui précède que si la Banque centrale veut absolument rémunérer les fonds liquides, il faut absolument laisser filer le taux de croissance du PIB, en $ courants, vers des taux très supérieurs au taux de croissance du PIB de 2004. Il faut aussi ne pas perdre de vue que c’est avec des $ courants que l’on opère chaque jour et que la faillite guette ceux dont la recette, en $ courants, est inférieure aux sorties de fonds, en $ courants.

3. Nous sommes tous, en même temps, et créanciers et débiteurs. Mais nous sommes, gouvernements, entreprises, particuliers des débiteurs nets, sauf les banques et les institutions financières, qui sont, elles, des créanciers nets. Si la maîtrise de l’inflation profite aux créanciers nets que sont les banques, elle se fait au détriment des gouvernements, des entreprises et des particuliers, c’est à dire au détriment de pratiquement tout le monde. C’est la raison pour laquelle nous pensons que la Banque centrale doit donner, d’abord et avant tout, la priorité à la croissance et utiliser pour cela le taux d’intérêt en le réduisant à son niveau normal c’est à dire en faisant en sorte que le « prime rate » soit en dessous du taux de croissance du PIB, d’un montant égal au différentiel entre le taux à un jour fixé par la Banque Centrale et le taux du prime rate, fixé par les banques commerciales.