<- Retour

De Gaulle et la dette de Louis XV

Jean Lacouture

(Extrait de De Gaulle , tome III, Les Éditions du Seuil, Paris,1986

Vent d’est? Vent d’ouest? Pourvu qu’il souffle... La tempête ne s’est pas encore apaisée entre le Golan et le SinaÏ que déjà le général s’apprête à faire lever, à l’extrême Occident, les orages désirés. S’il n’a pu, en Orient, prévenir une guerre périlleuse pour la communauté internationale, il va mettre, sur les rives du Saint-Laurent, un branle dont les Québécois — et tous les Canadiens — seront d’abord frappés, en attendant que leurs héritiers en recueillent les fruits mélangés.

On n’est pas imprégné de l’histoire de la France comme l’était Charles de Gaulle sans avoir médité sur la déchirure entre le destin du Canada et celui de ses premiers conquérants européens. On n’est pas à ce point féru de continuité et d’unité nationale sans avoir ressenti comme une honte incurable l’abandon, en 1763, d’un peuple de paysans français partis du Perche et des Charentes à l’appel du roi pour cultiver les grands espaces américains.

Aux Indes orientales, les Français, avant d’être chassés, n’avaient été que les très partiels successeurs de grands empires et de civilisations éclatantes. Au Canada, Jacques Cartier et puis Samuel Champlain avaient été les pionniers, greffant sur le monde des Indes occidentales ce qu’on appelait alors « la » civilisation. Qui sait tout cela mieux qu’un ancien professeur d’histoire à Saint-Cyr?

Quand, en 1940, le général de Londres fait appel à la solidarité des

«Canadiens français», il connaît à coup sûr beaucoup plus de choses sur cette contrée d’Amérique que la plupart de ses compatriotes. On peut supposer notamment qu’il est un peu mieux informé de l’indifférence avec laquelle la monarchie de Juillet a laissé écraser par le pouvoir britannique et réprimer dans le sang les révoltes de 1837, qu’il attache une importance particulière aux milliers de soldats canadiens tués sur le sol français à Vimy en 1917 — et que le sort des abandonnés en 1763 ne cadre pas avec l’idée qu’il se fait de la France.

S’il faut s’arrêter un instant sur son appel « aux Canadiens français » du 1er août 1940, ce n’est pas parce qu’il révèle une particulière familiarité avec les problèmes du Québec c’est parce que ce général, à ce point solitaire et démuni qu’il refuse de s’incliner si peu que ce soit devant les puissants et les riches, se résigne ici à un véritable appel au secours. Les mots sont là, tout crus. Faut-il qu’il se sente en famille, de Gaulle, pour tendre ainsi la main, en suppliant, vers ce « rameau de vieille souche française » et, précise-t-il, sans « aucun embarras».

Mais il apprendra vite que si le « Canada français » sait à l’occasion pardonner aux « traîtres » de 1763, à ces « maudits Français » (on dit « mozzi frança ») qui l’ont abandonné, ce n’est pas à la poignée de républicains truffée de francs-maçons qui poursuit le combat à l’enseigne de la croix de Lorraine, mais bien plutôt au pieux État de Vichy auprès duquel Pierre Dupuy représente l’ensemble du Canada.

Le Québec ne veut alors connaître de la France que ce qui la rattache à ses rois et à ses prêtres et, consulté par référendum, refuse à une majorité de 71 % de se soumettre à la conscription pour aller se battre en Europe: ce sont là des « affaires d’Anglais »... En envoyant en mission à Québec le R.P. d’Argenlieu, de Gaulle tentera bien de donner de la France libre une image plus conforme aux voeux des Québécois. Mais, en 1945, la condamnation de Pétain apparaîtra là-bas comme une réédition de 1’ « assassinat de Louis XVI », un nouveau crime de cette France athée qui guillotine ses rois et se vautre dans les péchés de la chair...

Le premier contact que le chef des Français libres prend avec le Québec (11-13 juillet 1944), au lendemain de sa visite à Franklin Roosevelt à Washington, n’en est pas moins chaleureux. Des foules imposantes le saluent à Québec et à Montréal. II parlera, dans ses Mémoires de guerre (III, p. 242) de « vague de fierté française » assortie d’une « douleur inconsolée » — mais ce texte est très postérieur à l’événement. Et cet accueil n’est pas tel qu’il le conduise, l’année suivante, à compléter par une nouvelle visite au Québec le second séjour qu’il fait au Canada : en août 1945, il se contentera d’Ottawa.

Et c’est encore par le biais d’une visite officielle aux États-Unis, en avril 1960, que Charles de Gaulle retrouve le Canada qu’après M. Auriol, il est le second chef d’État français à visiter. C’est le chef d’un cabinet conservateur, John Diefenbaker, dont il a été l’hôte seize mois plus tôt à Paris, qui l’accueille, aux côtés du général Vanier, vieux compagnon de guerre de Charles de Gaulle, représentant de la couronne britannique en tant que gouverneur général.

Au moment où le fondateur de la Ve République renoue ainsi avec le Canada, ses idées sur ce pays sont encore floues. Que signifie, au vrai, cette « dualité des peuples qui y cohabitent sans se confondre » dont fait état l’un de ses discours de l’époque? Dans les Mémoires d’espoir il assure avoir fait observer à M. Diefenbaker que l’un de ces « deux peuples » étant français, il devait pouvoir « disposer de lui-même ». Surimpression historique? Il ne dut pas pousser les choses bien loin, en ce domaine, (la guerre d’Algérie durait toujours) sans quoi il se fût aperçu que son ami le gouverneur général Vanier, tout « Français Canadien » qu’il fût, s’affirmait plus fidèle que quiconque à la couronne et fort peu favorable à la remise en cause du statu quo.

A vrai dire, ce troisième séjour canadien (et deuxième au Québec) parut plutôt décevant à ses compagnons. Dans Une politique étrangère, M. Couve de Murville décrit le Québec de 1960, resté sous la férule de Maurice Duplessis, intraitable conservateur de la langue, de la famille, du particula­risme ethnique et de la religion catholique, peu porté à manifester son aspiration au changement, sinon par un « frémissement discret2 ». Quant à

François Flohic, aide de camp du général de Gaulle, il constate le « peu d’intérêt de la population pour le Général et pour la France » et relève qu’au moment où s’achevait l’exécution des hymnes nationaux devant le monument élevé sur le champ de bataille où Wolfe vainquit Montcalm, son homologue le colonel Martin, aide de camp du gouverneur Gagnon, lui lança : « C’est alors que vous autres, maudits Français, vous nous avez abandonnés3. » Eh oui...

Vers 1963, pourtant, une bouffée d’intérêt est perceptible entre Paris et Québec — éveillant par contrecoup celui d’Ottawa pour l’un et l’autre. Se succèdent une exposition française à Montréal, une visite d’André Malraux, la création d’une représentation de la radiotélévision française au Québec —d’autant plus significative qu’elle est confiée au très entreprenant Pierre-Louis Mallen, qui en fait une vraie tête chercheuse politique.

Depuis trois ans, à la tête du gouvernement libéral, Jean Lesage a déclenché sa « révolution tranquille » qui tend à arracher le pays à sa momification cléricale et passéiste en ranimant contacts et amitiés. Le nouveau mot d’ordre: « Maîtres chez nous! » signifie que les Québécois entendent désormais, sans mettre en cause le fédéralisme, affirmer leur autonomie interne par rapport à Ottawa.

Pour combien aura compté dans la prise de conscience des aspirations québécoises par le général de Gaulle une lettre comme celle que lui adressait, le 10 juillet 1963, l’écrivain Gérald Robitaille? Un appel si douloureux ne pouvait manquer d’éveiller sa sympathie: « ... Perdre ses biens, perdre sa liberté, perdre sa vie sont des choses très graves, mais a-t-on oublié ce que c’est que de perdre son âme? Et je n’emploie pas ces derniers mots dans un sens religieux. J’invite le monde entier à venir le constater. Que peut-il y avoir de plus pathétique que le spectacle d’un peuple qui se condamne et se maudit lui-même, qui s’abaisse et dit merci chaque fois qu’après une lutte acharnée on lui rend ce qu’on lui a volé et qui lui appartient de plein droit. Et encore, peut-être n’est-il pas possible de constater cet état de chose. Car dès qu’on y met le pied, dans ce pauvre pays colonisé, on se sent emporté par ce système horrible qui ne se comparerait au fond qu’à des sables mouvants... Camus disait que c’est en acceptant de vivre asservi que l’on trahit ses frères? Ici, pour l’instant, et ne préjugeons pas de l’avenir qui peut nous réserver des surprises, on ne peut vivre qu’asservi.

«J’espère donc que malgré vos bien lourdes tâches, et je suis le premier à me rendre compte de votre responsabilité en tant que présentement maître de la destinée politique de la France, destinée dont découlent peut-être toutes les autres, vous daignerez accorder votre attention à cette humble requête.»

En janvier 1964, le Premier ministre canadien Lester Pearson, qui s’est assuré une position prestigieuse sur la scène diplomatique internationale, est accueilli avec faveur par le général de Gaulle. Dans le toast qu’il adresse au visiteur, le chef de l’État français évoque le sort de « notre peuple installé au Canada » qui « ne laisse pas de nous intéresser et de nous émouvoir.., très profondément » sans que cette « solidarité particulière et naturelle…doive  contrarier les heureuses relations » entre la France et l’État fédéral.

Le fer est engagé. Il le sera plus hardiment cinq mois plus tard, le 1er juin 1964, quand, à l’issue de la présentation des lettres de créance du nouvel ambassadeur du Canada, M. Jules Léger, une note rédigée par le général lui-même est diffusée par l’agence France-Presse, indiquant que « la France est présente au Canada non seulement par ses représentants, mais aussi parce que de nombreux Canadiens sont de sang français, de langue française, de culture française, d’esprit français. Bref, ils sont français sauf en ce qui concerne le domaine de la souveraineté4 ».

Tout est dit déjà, ou presque : il y a surtout ce « sauf la souveraineté » que de Gaulle n’est pas homme à laisser très longtemps en suspens. D’autant que, là-bas, les signes de malaise se multiplient, pour ne pas dire les craquements. Le 10 octobre 1964, la reine Elizabeth a visité le Québec dans un silence de mort, rompu par quelques manifestants traités par le service d’ordre de telle façon que la presse locale devait qualifier cette journée de « samedi de la matraque ».

Quelques semaines plus tard, le 22 février 1965, une Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme (dite « commission BB »), que le gouvernement fédéral a dû constituer sous la pression des événements, divulgue les premiers résultats d’une enquête de dix-huit mois, d’où il ressort que les revendications à l’égalité des Canadiens français sont justifiées et que le Canada traverse, de ce fait, « la plus grave crise de toute son histoire5 ». Un mois après paraît le livre que Damel Johnson a intitulé Egalité ou indépendance — faisant ainsi surgir ce mot tabou dans le cercle paisible de la politique officielle canadienne. Or M. Johnson n’est pas un militant de mouvement groupusculaire, mais le successeur du vénérable Maurice Duplessis à la tête de la très conservatrice Union nationale...

Du « maîtres chez nous » de Jean Lesage * à cette « égalité ou indépen­dance », les thèmes québécois ont tendance à se durcir... Faut-il évoquer l’évolution de l’Algérie des années trente, des slogans de Ferhât Abbâs à ceux de Messali Hadj? Rien, en ces domaines, n’est superposable. Les Canadiens français ne sont pas colonisés, ils sont minorisés. Mais au Québec aussi se manifestent des militants fiévreux, éloquents, intrépides — Pierre Bourgault, Marcel Chaput, André d’Allemagne. Un mouvement ouverte­ment séparatiste, le RIN (Rassemblement pour l’indépendance nationale) joue le rôle du brise-glace, non sans que des autonomistes comme l’avocat François Aquin, le journaliste René Levesque, le haut fonctionnaire Claude Morin fassent connaître leur impatience.

A la même époque se constitue à Paris une sorte de « lobby » québécois, où se regroupent des Français — Philippe Rossillon, ancien dirigeant du mouvement gaulliste Patrie et Progrès, le diplomate Bernard Dorin, Xavier Deniau, chargé du développement de la francophonie, l’ancien administra­teur colonial Martial de la Fournière — et des Québécois qui font la navette entre Montréal et la Franco, tels André Patry ou Jean Loiselle. Un vrai réseau. Quand, en avril 1966, Daniel Johnson, l’homme qui avait introduit le vocable d’ « indépendance » dans le jeu politique québécois succède à Jean

* Signataire avec Pans d’un important accord en 1965.

Lesage à la tête du gouvernement de « sa » province, le terrain aura été labouré. Et c’est alors que se pose le problème du voyage de Charles de Gaulle au Québec.

L’état d’esprit de Charles de Gaulle à cette époque est bien résumé dans l’annotation qu’il appose à une demande de son ambassadeur à Ottawa d’associer la France à la célébration du centenaire de la Confédération canadienne : « ... Nous n’avons à féliciter ni les Canadiens, ni nous-mêmes, de la création d’un “État” fondé sur une défaite d’autrefois (...). Au demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire6. »

L’ouverture de l’exposition internationale de Montréal était fixée à la fin de juillet 1967. Vers le milieu de l’année 1966, le nouveau gouvernement québécois mit au point avec les autorités fédérales le programme de l’accueil des chefs d’État et de gouvernement. Si l’ensemble des invitations partit d’Ottawa, Québec se réserva l’initiative d’inviter le chef de l’État français. Dans un premier temps, de Gaulle manifesta de vives réserves. Qu’irait-il faire dans une « foire »? Au surplus, le gouvernement fédéral, arguant que l’aéroport de Moutréal-Dorval * serait, en ces journées de fin juillet, trop encombré pour accueillir dignement un hôte aussi illustre, proposait de le faire atterrir à Ottawa : ainsi n’irait-il qu’indirectement au Canada français.

En avril 1967, le cinquantenaire de la bataille de Vimy , où étaient morts 10000 Canadiens, fut l’occasion d’un incident pénible: de Gaulle invité après Philip d’Edimbourg, riposta à ce manquement aux usages en « sno­bant » (selon la presse anglaise) la cérémonie.

Le général fut sur le point de briser net. D’autant que son collaborateur Gilbert Pérol, dépêché à Ottawa pour étudier les conditions et modalités du voyage, y avait reçu « l’accueil le plus inamical, le moins coopératif » qu’il ait enregistré en sept années d’expériences semblables7. Et puis lui parvint une suggestion qui, d’emblée, l’enchanta : gagner Montréal par mer, en remon­tant l’embouchure du Saint-Laurent, comme Jacques Cartier, comme Samuel Champlain... et sur le Colbert, le navire amiral de la flotte de l’Atlantique! Décidément, cette « foire » prenait des dimensions d’histoire.

Au début de mai, néanmoins, de Gaulle « se tâtait » toujours. Tout ce temps passé en mer, alors que grondaient les prémisses de la crise du Proche-Orient, que la Pologne l’attendait en août? Après tout, il avait déjà fait, aux deux Canada, une visite officielle. Et l’affirmation du Québec semblait —tout doux, tout doux — en bonne voie.

C’est alors —17 mai 1967 — qu’atterrit à Paris le chef du gouvernement québécois, Daniel Johnson. Charles de Gaulle reçoit deux fois à l’Elysée, le 18 et le 20, ce personnage au prénom biblique et au nom de western qui semble sorti d’un roman rural de René Bazin, moustache de capitaine de zouaves pontificaux, démarche de professeur de collège des bons pères, complet livré par les Dames de France, accent à couper au couteau... Un style héroïque de banalité folklorique qui n’est pas pour déplaire au fils de Jeanne Maillot : d’autant que le visiteur, tout cagot et bouseux qu’il paraisse, est à sa manière une fine lame et se révèle porté par une émouvante conviction. D’emblée, le général l’adopte, assuré qu’il ne pourrait pas frayer avec un plus authentique fossile de l’épopée de jadis un matelot de Jacques Cartier, un gabier de Champlain...

* Le seul alors en activité.

II n’est pas tombé de la dernière neige, Johnson, ou alors c’est celle d’avant la défaite de Montcahn. Il sait par quel biais prendre le général pour le convaincre de venir lui prêter main-forte dans son entreprise d’émancipation québécoise. Trois phrases lui suffisent pour emporter la décision, qu’ont judicieusement mises en lumière Anne et Pierre Rouanet : « Mon général, le Québec a besoin de vous. C’est maintenant ou jamais. Notre peuple vous recevra avec tous les honneurs et l’affection dus à votre rang et à votre personne8... » Pas mal, pour un cul-terreux.

Chacune de ces phrases porte une idée faite pour séduire de Gaulle. Celle d’un « besoin » que l’on a de lui et de la Françe de l’autre côté de la mer. Celle d’une urgence, de circonstances pressantes. Et celle d’un « peuple »qui, parlant sa langue, et lié à son histoire, a gardé sa cohésion et maintenu son attachement. Il a suivi d’assez près les affaires québécoises, de Gaulle, pour savoir que tout cela est à la fois très ancien et très neuf et que le Canada français, depuis longtemps conscient d’être un peuple, et peut-être au point de se connaître pour une nation, est dans l’interrogation de savoir s’il lui faut s’ériger en État.

C’est cette imminence, cette impression de « maintenant ou jamais » qui va griser d’un coup ce stratège des circonstances. Il croyait à un processus long, de Duplessis en Lesage, de Lesage en Johnson... Et voilà qu’on vient le sommer de comprendre que 1967 est l’année décisive, que Québec s’est donné six mois pour convaincre Ottawa de consentir enfin à une réforme constitutionnelle reconnaissant cette égalité des francophones qu’a recom­mandée la « commission BB » (à dominante d’anglophones), mais que, compte tenu du rapport de forces entre Canada anglais et Canada français, seul un renfort venu de l’extérieur peut permettre à Johnson de réaliser. Une pacifique réédition de l’opération La Fayette-Rochambeau...

Charles de Gaulle, tout enflammé qu’il soit déjà pour la cause de ce peuple français d’outre-mer, sait bien qu’il ne s’agit pas là d’une situation propre­ment coloniale et qu’on ne lui demande pas d’être le Nasser de ce Ben Bella. Infériorisés du fait de leur passé de vaincus (en 1759, puis en 1837), de leur appartenance encore majoritaire à l’univers rural, de cette langue française qu’ils n’ont pas voulu lâcher (des gens qui ne peuvent même pas parler anglais!), de leur catholicisme pré-conciliaire, et tout simplement parce qu’ils ne représentent qu’une province sur dix, 25 % des électeurs et 8 % des avoirs canadiens, les gens de la « belle province » ne sont pas soumis à une oppression de type algérien ou indien d’avant la Seconde Guerre mondiale. ils ont un gouvernement (à compétence limitée), leur parler est la langue officielle au Québec, leurs plus brillants sujets occupent de grands postes à Ottawa: on n’aurait pas vu Nehru vice-roi des Indes, ni Ferhât Abbâs gouverneur général à Alger.

Mais ils se débattent — ou se sont débattus avant la « révolution tranquille » de Jean Lesage — dans une sorte de filet gluant, dans un noeud coulant insidieux où toute modernisation intellectuelle, technique ou écono­mique semble les induire à s’angliciser, où tout effort pour progresser risque de leur faire perdre leur personnalité individuelle ou globale.

Le fédéralisme, pour inégal qu’il soit, n’est pas la colonisation. C’est une sorte de maintien en tutelle d’enfants un peu arriérés, de natives susceptibles de mieux faire en apprenant tout à la fois l’anglais, le respect de la reine et le birth-control; ce n’est pas une oppression, c’est un vasselage distingué, corrigé par le libéralisme des gentlemen de Westmount et leur tolérance pour le self-government des autres. Pourquoi ne seraient-ils pas libres de jargonner le patois de Molière dans leur cour de ferme? A condition que les banques de Montréal soient des filiales de celles de Toronto...

De Gaulle est trop nationaliste, trop centralisateur, trop catholique et trop imbu de la « mission civilisatrice de la France » pour ne pas voir là un mélange de malice et d’humiliante condescendance. Il a été trop mêlé aux affaires coloniales — dans la position de celui qui se trouve contraint à restituer... — pour ne pas improviser une interprétation semi-coloniale de la situation canadienne. Dans son esprit, cette prépondérance du monde anglo­saxon — car il lui semble évident qu’Ottawa est inféodé à Washington autant qu’à Londres — à l’endroit d’un fragment du peuple français, de ce fossile à l’état pur des siècles des Valois et des Bourbons qui parle la langue du Médecin malgré lui, n’est pas supportable. Allons, il va le dire à la face du monde. D’autant que son ami Robert Bordaz, de retour de Montréal, vient de lui dire que renoncer au voyage « ne serait pas gaulliste! ».

C’en est fait. Il ira — et d’autant plus volontiers qu’il apprend que les autorités fédérales d’Ottawa n’apprécient ni que de Gaulle soit l’invité du gouvernement québécois, alors que la constitution fédérale veut que ce type de relations relève d’Ottawa, ni que le général fasse le voyage par mer et pénètre au Canada à bord d’un croiseur, empruntant la voie royale par laquelle Jacques Cartier avait ouvert à l’Europe l’immensité nord-améri­caine. Tant de symboles, tant de rappels, tant de défis...

Au moment où il s’embarque, le 15 juillet 1967 à Brest, Charles de Gaulle a-t-il lu le livre que vient de publier Gérard Bergeron, professeur de sciences politiques à l’université Laval, de Québec: le Canada français après deux siècles de patience9? C’est, sur le ton de l’amitié, une sommation. Selon cet universitaire québécois, le peuple abandonné en 1763 ( Traité de Paris) a assez attendu : il est en droit d’exiger que la France vienne lui prêter main-forte non pour se séparer de l’ensemble canadien — c’est une affaire à débattre entre Québécois, puis entre ceux-ci, Ottawa et les autres « provinces » —, mais pour se rendre capable de choisir librement.

Bref, voilà de Gaulle en rade de Brest. A Xavier Deniau, l’un des hussards du « québequisme » venu le saluer sur le quai où l’attend la vedette qui va le conduire jusqu’au Colbert, il déclare: « On va m’entendre, là-bas. Ça va faire des vagues. » Trois jours plus tôt, il a confié à son gendre le général de Boissieu: « ... C’est la dernière occasion de réparer la lâcheté de la France. » Propos qu’il complétera en accostant sur la rive sud du Saint­Laurent cinq jours plus tard: recevant Jean Mauriac dans sa cabine du Colbert, il lui déclare : « Je suis décidé à aller loin! » Entre-temps, il a révisé en mer ses discours prévus au programme, tous rédigés à Paris — sauf celui qu’il prononcera au balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal, doublement improvisé...

* Qui a créé six mois plus tôt un ministère « des Relations intergouvernementales » (pour ne pas dire « Affaires étrangères »).

Le séjour commence par un « couac », qu’il est difficile de croire tout à fait innocent : l’officier dépêché par le gouvernement fédéral * pour accueillir de Gaulle, le « commander » Plant, ne parle pas un mot de français. Histoire de rappeler au visiteur que ce n’est pas Montcalm, mais Wolfe, qui a gagné, en 1759, la bataille des plaines d’Abraham... Le général « encaisse » : il a, dans sa sacoche, de quoi rappeler aux maîtres d’Ottawa que la langue française ne se prête pas seulement à l’élégie.

Dans la matinée du 23 juillet, le Colbert s’amarre à l’Anse-au-Foulon, le quai situé au pied de la citadelle de Québec dont, en 1759, la chute avait été celle du Canada français. A 9 heures — c’est un dimanche — de Gaulle, en tenue militaire, prend pied sur le quai où l’accueillent le gouverneur général du Canada  Roland Michener et le Premier ministre du Québec, Daniel Johnson **

Sur une petite tribune où s’entassent les notables, flottent trois drapeaux, le français, le canadien (à feuille d’érable rouge) et le québécois (à fleur de lys bleue). La musique militaire, en habits rouges et bonnets à poils, joue le God save the Queen, ponctué par des huées, puis une Marseillaise reprise en choeur par une grande partie de l’assistance pourtant triée sur le volet à l’entrée du port. Dès les premières secondes, les témoins sont frappés de stupeur: un référendum s’amorce, qui ne cessera pendant trois jours de s’enfler en plébiscite. Moyennant quoi la presse anglophone parlera le lendemain d’ « accueil réservé »...

Le visiteur prononce quelques mots, disant tour à tour au gouverneur son «estime» et son « amitié » au « Canada dans son ensemble » et au Premier ministre « l’immense joie » qu’il a à être « chez vous au Québec ». Puis il monte à bord de la voiture du gouverneur général jusqu’à la citadelle. Là, il passe dans celle du chef du gouvernement québécois: dès lors, c’est une marée humaine qu’il fend, avant de prendre, devant l’Hôtel de Ville, le « bain de foule » dont il fait, de Pont-à-Mousson à Brazzaville et de Marmande à Phnom-Penh, ses délices. C’est d’un remous de têtes, de bras et de cris qu’il émerge pour prononcer, d’abord dans l’Hôtel de Ville, puis sur la place (attentif qu’il est au contact populaire), deux courtes allocutions, fort significatives déjà.

Il   a, dans la première, salué Québec comme « la capitale du Canada français » et assuré, avec plus d’audace, qu’ici « s’affirme une élite française-canadienne * de jour en jour plus active, plus efficace, mieux connue ». Puis, sur le parvis du bâtiment municipal, plongé dans la foule, on l’entend tour à tour clamer, dans un hourvari d’enthousiasme, qu’ « on est ici chez soi, après tout! » et assurer que « toute la Franco en ce moment vous voit, vous entend et vous aime! ».

Le déjeuner est pris, sous le signe du Seigneur, dans le jardin du séminaire de Québec rattaché à l’université Laval, près de Sainte-Anne-du-Beaupré où l’on a entendu la messe. Yvonne et Charles de Gaulle savourent cet instant d’onction ecclésiastique — soutanes, soutanes —, le général se hasardant à « reconnaître » (heureux de vous retrouver, monsieur le recteur, monsieur le professeur...) des personnalités qui ne l’ont jamais rencontré mais goûtent fort ces à-peu-près. Après une réception sur la plage arrière du Colbert, c’est le dîner officiel au cours duquel seront définis l’attente des Québécois et l’apport du visiteur.

L’allocution de Daniel Johnson peut se résumer en deux mots: aidez-nous! Celle du général de Gaulle, il faut la citer plus longuement parce qu’elle est en quelque sorte l’exposé des motifs d’une action très préméditée, dont le « Vive le Québec libre » ne sera que l’une des modulations, la plus stridente, et l’on verra pourquoi.

* Sur les eaux et le rivage s’exerce la souveraineté fédérale.

**L’ensemble du récit qui suit doit beaucoup à deux films tournés au cours de ces trois journées par la télévision québécoise.

L’éloquence ternaire de l’auteur du Fil de l’épée se déploie ici dans sa forme la plus classique. C’est à partir de « trois faits essentiels » que va être définie la politique de la Franco:

« Le premier, c’est qu’…un morceau de notre peuple  après qu’a été arrachée de ce sol, voici deux cent quatre années, la souveraineté inconsolable de la France (…) s’est maintenu là où il est et là où il est encore . La deuxième donnée …c’est que votre résolution de survivre après avoir revêtu le caractère d’une résistance passive … a pris maintenant une vigueur active en devenant l’ambition de vous saisir de tous les moyens d’affranchissement (…). Le troisième fait dominant, c’est qu’à mesure que se révèle et s’élève le Québec, les rapports vont se redressant, se multipliant entre Français des bords du Saint-Laurent et Français des bassins de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Rhône et du Rhin . Rien de plus naturel que cette oeuvre commune des Français partout où ils sont (…).Ce qui fut maintenu ici par 60 000 Français, devenus aujourd’hui 6 millions (donne) une preuve exemplaire à tous les Français de ce que peut être notre puissante vitalité... »

Et c’est alors, compte tenu de ces données de permanence, de renaissance et de coopération que se définit, selon de Gaulle, le grand projet québécois, présenté ici avec une singulière audace:

« On assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui veut, dans tous les domaines, disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. La fraction française du Canada entend aujourd’hui… organiser en conjonction avec les autres Canadiens les moyens de sauvegarder leur substance et leur indépendance au contact d’un État colossal qui est leur voisin... »

* Inversion de termes qui n’est évidemment pas le fait du hasard.

Texte clé, et qui — rédigé à Paris, relu par Pompidou et Couve, communiqué à Ottawa va plus loin en un sens que le simple « Québec libre ». Car ce que préconise Charles de Gaulle, en cette soirée du dimanche 23 juillet, et dès avant la chevauchée fantastique sur le chemin du Roy, c’est non seulement l’émancipation du Québec des règles d’un fédéralisme trop protecteur, mais l’incitation du Canada tout entier à se dégager de la tutelle d’un voisin « colossal »...

L’étrange n’est pas que l’opinion anglo-saxonne se soit indignée de quelques mots lancés du balcon de Montréal, c’est qu’elle n’ait pas réagi davantage à ces phrases prononcées la veille qui allaient plus loin et remettaient en cause, non seulement la lourdeur du protectorat d’Ottawa sur Québec, mais la docilité du Canada fédéral aux pressions ou simples influences du grand voisin du sud. Ce que de Gaulle dessinait ou présageait ce soir-là au Château-Frontenac, ce n’était pas seulement un « Québec libre », c’était un Québec ferment, un Québec libérateur...

Et pourtant, ce discours explosif, parce qu’il était rédigé dans un style majestueux, prononcé sur un ton noble et dans un cadre compassé, fut accueilli avec flegme quand une simple apostrophe, de portée plus réduite, déchaînera les passions... Peut-être l’audace du 24 juillet trouva-t­elle sa source dans l’accueil paisible fait à celle du 23. S’ils sont aussi calmes, peut-être est-ce parce qu’ils n’ont pas compris? Peut-être faut-il, pour les secouer, frapper plus fort, ou autrement? Non sur le ton d’un orateur sacré, mais sur celui d’un tribun populaire... « Assurément, écrit Pierre-Louis Mallen, ce dimanche soir, tout était expliqué. Rien pourtant n’était fait. Pour que les sourds entendent, il fallait crier crier »

Inauguré en août 1734 par le Grand Voyer de la Nouvelle-France, le chemin du Roy relie Québec à Montréal en suivant la rive gauche du Saint­Laurent : il traverse les vieilles terres de colonisation, les villages et les villes où se manifeste, sur 270 kilomètres, le génie agreste des héritiers de Champlain.

De Gaulle, qui a couché à bord du Colbert, prend place avant 9 heures dans la voiture découverte de Daniel Johnson où le commandant Flohic s’assied auprès du chauffeur. Dès la sortie de la ville, se dresse un arc de triomphe. Vingt autres suivront, à l’entrée de chaque agglomération. Et sur la chaussée s’étalent des fleurs de lys peintes au pochoir. Partout se presse une foule énorme, convoquée par le pouvoir québécois et les partis nationalistes, le RIN de Pierre Bourgault, dont les militants sont les plus exaltés, et le parti républicain de Marcel Chaput.

( Du nom du chef huron que Jacques Cartier avait ramené en France.)

Six haltes étaient prévues, à Donnaconna *, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Trois-Rivières, Louiseville, Berthiervile et Repentigny, où chaque fois, en réponse au discours du maire, le général devait prononcer une allocution. Il y eut de nombreux arrêts supplémentaires, dus à l’affluence dans les villages.. Dans chacune des localités où l’accueil a été organisé, de Gaulle est entouré, pressé, enlevé de sa voiture. Et chaque fois, après l’allocution du maire et la chorale des enfants des écoles, il brode sur le thème du Québec «enfin maître de ses destinées».

A partir de Trois-Rivières, capitale mondiale de la fabrication du papier-journal où est pris le déjeuner, l’enthousiasme croît encore. «L’après-midi, raconte François Flohic, les événements prennent une autre tournure; est-ce le fait du bifteck de bison servi à Trois-Rivières? La population continue certes de manifester ses sentiments dans l’enthousiasme, mais on sent que l’accueil formel de la matinée est dépassé: le contact est désormais sans intermédiaire » Entonnée spontanément un peu partout, la Marseillaise rassemble visiteurs et visités. Plus l’on approche de Montréal, plus la foule se fait dense et enthousiaste. Beaucoup cherchent à arrêter la voiture du général en se plaçant devant elle. Le retard est déjà d’une heure. Alors Flohic interdit au chauffeur de s’arrêter, de peur qu’il ne puisse repartir...

A Louiseville, le maire ne se tient plus: « Mon Général, vous n’êtes pas pour nous seulement un grand homme, mais un vieux copain! » Et àBerthierville (à moins que ce ne soit à Repentigny ?) la chorale du collège, où dominent les filles, clame: « Ce général, ce général, il est en or, il est en or! »

Et de Gaulle de répéter de village en bourgade et de ville en ville:

« La France a le devoir de vous aider. II y a longtemps qu’elle vous doit quelque chose. Eh bien, la France veut vous rendre ce qu’elle vous doit, par le concours qu’elle va apporter à votre développement. C’est pourquoi mon ami M. Jobnson et moi-même, entre nos deux gouvernements, avons conclu des accords de coopération... Ainsi vos savants, vos ingénieurs, vos cadres, vos techniciens vont concourir au progrès du vieux pays, au progrès de la France... »

On l’acclame. C’est debout dans la voiture, parce que la ferveur alentour l’y contraint, que de Gaulle parcourt les cinquante derniers kilomètres avant d’arriver à Montréal.

Dans la grande cité, de la rue Sherbrooke (20 kilomètres à travers la ville) à la rue Saint-Denis et à l’Hôtel de Ville où est attendu le visiteur, ils sont un demi-million, selon les estimations de la presse locale. Les autorités, et aussi les mouvements indépendantistes, ont procédé à une mobilisation efficace. Sur les photos de l’arrivée du général sur la place de l’Hôtel de Ville de Montréal, on voit se dresser, entourant la voiture fendant la foule, les pancartes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) dont l’un des slogans était : « Vive le Québec libre...»

« ... Les acclamations couvraient la fanfare, raconte Pierre-Louis Mallen. Je la voyais, à deux pas de moi, sans l’entendre, comme dans un film muet. On était baigné dans une immense clameur continue, faite de milliers de cris: “Vive de Gaulle”, “Vive la France! “, “Le Québec aux Québé­cois “, “Notre État français, nous l’aurons! “, “France libre! Québec libre!  »

Sur les marches de l’Hôtel de Ville, le maire, Jean Drapeau, qui, en tant qu’inventeur de l’exposition, est le responsable de ces folles journées, accueille les visiteurs. Alors, les lampions de la fête vont sembler, d’un coup, clignoter. Au général qui, très ému, le remercie de l’accueil « indescriptible »qui vient de lui être fait, le maire, notoire fédéraliste, riposte placidement: « C’est celui qu’une grande ville cosmopolite fait à un grand homme » Ce qui est vider de sa substance ce qui vient de s’accomplir. Cosmopolite?

Charles de Gaulle n’est pas homme à se laisser ainsi réduire au rang de Caruso en tournée. Si ce notable (il dit volontiers « notoire », en ce cas-là) prétend banaliser son triomphe, il va voir qu’on ne prend pas de Gaulle pour un Carpentier sous les confetti de Broadway. Dehors, la foule gronde d’acclamations, scandant les deux syllabes de son nom, en alternance avec les trois de « Québec libre! ». Alors de Gaulle, à Drapeau : « II faut que je leur réponde, que je leur parle du balcon... —Mais, mon Général, sur la terrasse, les invités vous attendent, et vont vous écouter... — Non. C’est à eux, c’est au peuple qui m’acclame que je veux m’adresser. — Mais, fait Drapeau, il n’y a pas de micro sur le balcon... — Pas de micro? » De Gaulle est sceptique.

C’est alors que, comme par hasard, Paul Comiti, son garde du corps, prend le bras du général et le conduit devant un micro qui (à l’insu du maire, bien décidé à éviter ce contact — il a, deux heures plus tôt, fait démonter la sonorisation) a été réinstallé en hâte par des techniciens dont on ne sait pas s’ils étaient ceux de Radio-Québec ou l’équipe de la RTF mobilisée par P.-L. Mallen * (probablement les deux équipes).

Et voici Charles de Gaulle dressé, entre les hautes colonnes corinthiennes grises qui semblent faites d’une purée de granit, face à une manière de caserne appelée Fort-Ramsay, toute proche, et à une colonne sur laquelle est posée, médiocre, jaunâtre et indigne de son illustre modèle, une statue de Nelson. En bas, à une vingtaine de mètres de lui, la foule est entassée dans l’espace assez étroit (rien à voir avec le Forum d’Alger...) qu’on appelle ici le Champ-de-Mars. Le grondement populaire s’enfle. « Vive de Gaulle! Le Québec aux Québécois! » II est 19 h 30, le 24 juillet 1967. Alors, bien enflée par le micro-miracle, la voix roule vers ce peuple impatient.

De cette allocution de vingt phrases (pas plus longue que celles qu’il vient de prononcer à Louiseville ou à Repentigny) qui va faire le tour du monde et populariser d’un coup le mot de Québec, comme la première bombe

«A» rendit célèbre celui d’Hiroshima, on possède un enregistrement. Écoutons-le avec soin. Ce qui frappe là, c’est un ton fort peu exalté, plutôt bonhomme, familier, presque goguenard. On s’arrêtera surtout aux deux formules qui ont fait scandale.

*  Quinze ans plus tard (avril 1982), M. Drapeau nous disait encore, dans son bureau de maire, sa stupéfaction d’avoir vu surgir ainsi ce maudit micro sur le balcon de sa mairie...

« Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du mêmegenre que celle de la Libération... »

Cette comparaison a indigné le monde anglo-saxon, et choqué beaucoup de ceux qui savent ce que signifie, pour de Gaulle, ce dernier mot. Quoi? Les Québécois assimilés aux Français soumis à l’occupant! le régime fédéral canadien comparé à l’oppression nazie?

On voit bien que dans l’esprit du général, le parallèle ne tient pas. Il ne s’agit pas de comparer deux situations historiques, mais deux moments de liesse. Comment confondrait-il les deux types de régime? Les relations qu’il entretient avec les autorités fédérales ne sont pas celles qu’il aurait avec un occupant; et vis-à-vis des fédéralistes comme Georges Vanier ou Jean Drapeau, son attitude n’est pas du tout celle qu’il adopterait vis-à-vis de « collaborateurs ».

Sur le fond, donc, la confusion est impossible. Mais la forme choisie par Charles de Gaulle, cette « confidence » murmurée aux oreilles du monde, ne pouvait manquer d’offenser ses hôtes fédéraux. Quoi qu’on pense du « Québec libre » qui va suivre, cette formule-là, à propos de la « libéra­tion », semble indéfendable. C’est là d’abord que se situe la déchirure. C’est par là que se ternit l’aventure superbe d’émancipation où il s’est lancé...

Alors vient la conclusion de « l’appel de Montréal », ce « Vive le Québec libre » qui fera tant jaser. Cette péroraison se décompose en cinq formules:

« Vive Montréal! Vive le Québec! Vive le Québec libre! Vive le Canada français et vive la France! »

Pour mieux en mesurer l’impact, donnons ici la parole à un témoin, dont les préventions n’atténuent pas la finesse de perception:

« “ Vive Montréal “, cria d’abord le général... Puis” Vive le Québec! “. La foule acclamait les paroles qui tombaient dans une atmosphère électrisée, toute vibrante de” Québec” et de “ liberté “.

« “ Vive le Québec libre! “reprit de Gaulle.

« Ce fut dit très simplement, nullement sur un ton inspiré ou provocateur. Les trois premiers mots reprenaient l’exclamation précédente, puis, après un tout petit temps, l’adjectif vint, prononcé d’une voix douce, sur un ton d’évidence.

« II y eut un instant de silence. Je pense que c’est exactement cela qu’on veut décrire quand on dit que les gens n’en croient pas leurs oreilles.

« Puis éclata un hurlement immense. C’était une explosion de joie qui gonflait les coeurs mais aussi qui semblait libérer les consciences comme le subit rejet d’un refoulement séculaire.

« Cela dura très longtemps sans faiblir. De Gaulle immobile, attendait. Parfajtement conscient, on ne peut en douter, de la haine qu’il venait de faire naître »

Témoignage de partisan (sinon de coresponsable...). Mais fort. Et qui rend bien compte en tout cas de ce qu’on éprouve en écoutant l’enregistrement et en regardant le film. Un journal anglophone de l’ouest écrivait le lendemain que de Gaulle s’était adressé aux Québécois   « comme Hitler aux Sudètes * en 1938 ». Cette comparaison-là non plus ne tient pas. Le ton du visiteur, on l’a dit, Mallen le confirme, le disque et les images le prouvent, n’ont rien d’exalté. Quelque chose de jubilant, plutôt.

Avant de revenir sur le fond de l’affaire, après avoir évoqué les premiers remous qu’elle provoqua, il faut s’interroger sur ce qui poussa le général de Gaulle, homme d’État responsable, à lancer ces quatre mots dont il ne pouvait ignorer que, plutôt en retrait sur ce qu’il avait dit au Château­Frontenac de Québec, ils provoqueraient un vif émoi parce qu’ils étaient devenus l’un des slogans des indépendantistes, notamment du RIN.

Ce point a été contesté par P.-L. Mallen, plusieurs fois cité au cours de ce récit. Aucun des militants du Rassemblement que nous avons interrogés, à commencer par Pierre Bourgault, le principal animateur du RIN, et Louise Beaudouin **, ne dissimulent que l’un des objectifs de leurs camarades fut de conditionner le général, tout au long de la journée, en scandant mille fois la formule, entourant sa voiture de Trois-Rivières à la rue Sherbrooke, et au Champ-de-Mars...

« Nous n’espérions pas tant de De Gaulle, avoue Pierre Bourgault. Mais nous avions noyauté la foule et agitions nos pancartes... Quand nous avons entendu, dans sa bouche, notre cri, nous étions ivres de joie et stupéfaits : ce n’est donc pas ce brave Johnson qu’il soutient, nous disions-nous, c’est le RIN, c’est nous’6? » Quant à Couve de Murville, il écrit : « ... Provoquant tout ensemble enthousiasme et scandale,  peu soucieux de savoir qu’il employait justement le mot d’ordre des séparatistes’7! »

Est-ce à dire que le général de Gaulle a été subjugué, intoxiqué, mis en condition par un groupe de militants, et que c’est du fait d’une sorte d’envoûtement qu’il a lâché, à la fin d’une journée épuisante, exaltante aussi, la fameuse formule? On est tenté de mettre en parallèle (genre périlleux, on l’a vu...) cette interjection et son « Vive l’Algérie française! » du 6 juin 1958 à Mostaganem ***. Dans les deux cas éclate à la fin d’une série d’allocutions très maîtrisées la formule que l’on n’a cessé de scander, de marteler aux oreilles de l’orateur, et qu’il a jusqu’alors retenue. Fatigue? Mise en condition? Relâchement quasi musculaire? Pourboire jeté à la foule exigeante?

On peut préférer placer la réponse à un niveau plus élevé, et l’orienter dans le sens d’une autre formule du général de Gaulle, prononcée deux jours avant celle de Mostaganem, neuf ans avant celle de Montréal, le fameux « Je vous ai compris! ». Dans un cas comme dans l’autre, le visiteur, mitraillé par un slogan en lequel s’exprime l’âme de la foule assemblée non seulement pour l’acclamer mais aussi pour s’edentifier à lui, l’dentifier à elle, communier avec lui, en est à ce point imprégné qu’il « comprend », reflète et fait écho au cri mille fois répété. Phénomène de dynamique réciproque, d’interaction entre parleur-écouteurs et écouteurs-parleur qui révèle la richesse de telles rencontres.

*  La minorité d’origine germanique de Tchécoslovaqwe dont le Ftihrer exigeait le rattache­ment au Reicb — qu’il obtint à Munich.

**    Ministre des Relations extérieures du gouvernement de Pierre-Marc Jobnson en 1985.

*** Voir tome 2, chapitre 22, p. 524-526.

Entre l’authentique leader charismatique et la foule se déroule non seulement une transmission de volontés, mais un échange, un vrai dialogue. Le « Québec libre » paraît bien le modèle de cette symbiose qui est l’une des manifestations les plus riches de la dynamique de groupe dans le domaine politique. Car le leader ne saurait éveiller et traverser impunément la ferveur populaire.

Les réactions aux quatre mots partis du balcon de Montréal, on les décrira en ondes concentriques. La plus proche, d’abord, celle qui se situe à l’intérieur même de l’Hôtel de Ville, on la résumera dans le témoignage de Claude Morin, l’un des plus en vue des leaders québécois, « indépendan­tiste » modéré et proche collaborateur du Premier ministre : « Au moment où de Gaulle quittait le balcon pour se diriger vers la terrasse où l’attendaient les invités abasourdis, il nous a croisés, suivi de Daniel Johnson qui m’a glissé, d’un air mi-figue, mi-raisin : “Va-t-y avoir des problêêêmes... “— ce qui est plus fort, en québécois, croyez-moi, que vos” problèmes...  »

On a raconté aussi que M. Johnson avait alors fait observer au général que «Vive le Québec libre» était le slogan d’un parti qu’il venait de battre aux élections. On s’arrêtera au démenti que Renée Lescop oppose à cette « prétendue boutade’9 » qui n’est pas dans le ton des relations qu’entretenait le Premier ministre avec le général de Gaulle. Et il est inutile de préciser que, mortifié par l’affaire du micro, Jean Drapeau fut de ceux qui goûtèrent peu les mots du général.

Le futur Premier ministre (fédéraliste) Robert Bourassa, alors jeune député libéral, souffla à son voisin Jacques-Yvan Morin * indépendantiste: « Il l’a dit! Il l’a dit! », sur un ton que P.-L. MalLen se refuse à interpréter mais qui marquait, semble-t-il, plus d’exaltation que d’effroi20...

Dans la délégation française ne régnait pas pour autant une euphorie générale. François Flohic note qu’autour de lui on a « a mine contrite» et que, demandant à Maurice Couve de Murville s’il avait entendu l’allocution du général, il avait obtenu cette réponse : «Oui, il a eu tort de parler...» (Nous verrons que la réaction du ministre des Affaires étrangères se nuancera.)

Dans la classe politique québécoise, si les indépendantistes triomphent, si M. Johnson et ses amis du gouvernement, un peu effarés, se décident très vite à reprendre à leur compte la « percée » du visiteur, l’opposition libérale, dans son ensemble fidèle au fédéralisme, se renfrogne. Son leader, l’ancien Premier ministre Lesage, va mettre si vivement en accusation Daniel Johnson qui, selon lui, a imprudemment provoqué l’orage, que quelques personnalités vont, du coup, quitter ce parti pour se tourner vers l’indépendantisme: ainsi François Aquin, avocat prestigieux, membre du Parlement. René Levesque suivra plus tard cet exemple avant de fonder le Parti québécois.

*  Ne pas confondre avec son collègue Claude Morin.

Interrogé seize ans plus tard sur l’intervention de Charles de Gaulle dans la vie de son pays, M. Levesque, alors Premier ministre, répondait à l’auteur:

« Tout bien pesé, je juge aujourd’hui ce geste très positif. Il n’a pas orienté ma décision d’engager la lutte pour la souveraineté, et nous a au contraire fait perdre trois mois. Mais il a donné une publicité incroyable à notre cause. Le monde entier s’est soudain intéressé à nous. Un jeune Québécois de nos amis, travailleur social à Lima, a vu soudain affluer les Indiens autour de lui:

“C’est toi qui es du Québec, le pays dont parle le général de Gaulle  »

Quant à l’historien Miche! Brunet, qui professe à l’université de Montréal, il commentait ainsi la « folle journée » du 24 juillet 1967: « Je suivais l’événement à la télévision. Quand de Gaulle a lâché sa formule, je me suis d’abord dit: “Il charrie, le Vieux...” Sommé le lendemain par mes étudiants, aux trois quarts indépendantistes, de prendre position, j’ai critiqué l’excès de la formulation du général — mais plus encore la réaction haineuse et raciste des anglophones, dont alors le masque est tombé, et dont s’est révélé à nu le complexe de domination! »

Une revue de la presse anglophone du Canada (que devaient d’ailleurs relayer très vite celles de Londres et de New York) est éloquente. Si l’un se contente de dénoncer ce « vieil homme querelleur », cet autre un « réaction­naire », un troisième cet être « chauvin et mesquin », ce « dictateur », cet « homme d’État vieillissant et suffisant », d’autres le traitent simplement de « sénile ». Mais il est question aussi, dans le Montreal Star, d’un « éléphant en furie » et les journaux de la chaîne Southam Press écrivent que de Gaulle est une « bête puante avec laquelle il est inutile d’engager un concours de crachat ».

Bigre... Qu’allait donc être la réaction du gouvernement d’Ottawa? Maurice Sauvé * qui était alors membre du gouvernement fédéral présidé par Lester Pearson, a évoqué pour nous ces heures mouvementées : « J’avais écouté avec irritation le discours de Montréal, pensant que ce “vieux” divaguait et allait provoquer une crise énorme. A tel point qu’invité le lendemain 25 à Vancouver, je téléphonais dans la soirée du 24 au Premier ministre pour annoncer que j’annulais mon voyage pour être présent au Conseil des ministres extraordinaire qu’il n’allait pas manquer de convoquer ce matin-là. A ma vive surprise, Pearson, très flegmatique, me conseilla de ne rien changer à mon emploi du temps: il ne prévoyait aucune réunion exceptionnelle.

« Ce sont mes collègues francophones du Cabinet, Marchand et Tru­deau ** notamment, qui ont mobilisé Pearson contre l’intervention du général de Gaulle; dans ces cas-là, les francophones peuvent être plus fédéralistes que les anglophones. Et c’est en cédant à leur pression que Pearson a durci le ton et pris la responsabilité du communiqué dont nous avons trois heures durant discuté les termes. L’un des aspects fâcheux de cette crise, c’est qu’elle a monté Pearson contre la France dont il était prêt à se rapprocher pour faire contrepoids à Washington et à Londres.

*     Dont l’épouse Jeanne, également francophone, est devenue gouverneur général du Canada.

**     Le futur Premier ministre

« Notez que notre gouvernement avait des responsabilités dans l’antipa­thie que de Gaulle éprouvait pour lui : Ottawa refusait de livrer à la France de l’uranium (alors que nous en vendions aux Anglais et aux Américains) sous prétexte que nous avions exclu Tokyo de ces marchés. Pourquoi traiter Paris comme cet ancien ennemi, plutôt qu’en allié? Sur ce point, de Gaulle avait raison... »

Le communiqué que diffusa le cabinet d’Ottawa à l’issue des rudes délibérations qu’évoque ainsi Maurice Sauvé ne pouvait que refléter un compromis entre la préoccupation du Premier ministre de ne pas grossir l’incident et la volonté des « durs » (Marchand et Trudeau surtout) de « marquer le coup ».

Après avoir déclaré que tous les Canadiens se réjouissaient que le visiteur eût reçu un « accueil aussi chaleureux au Québec » (ce qui est une contre­vérité, la presse d’Ottawa ou de Vancouver ne reflétant que méfiance ou circonspection avant que le discours du balcon de Montréal ne fit éclater la fureur injurieuse dont on a rapporté quelques traits), M. Lester Pearson —s’exprimant en français devant les caméras de la télévision — déclare que « certaines déclarations du président tendent à encourager la petite minorité de notre population dont le but est de détruire le Canada, et comme telles elles sont inacceptables pour le peuple canadien et son gouvernement (…). Le peuple canadien est libre, chaque Province du Canada est libre, les Canadiens n’ont pas besoin d’être libérés. Nous attachons la plus grande importance à l’amitié avec le peuple français. J’espère que les discussions que j’aurai plus tard dans la semaine avec le Général de Gaulle démontreront que ce désir est de ceux qu’il partage ».

Ainsi la riposte du gouvernement Pearson se décompose-t-elle en trois volets. Le premier négatif: les propos gaulliens sont «inacceptables». Le second fort ambigu: « Chaque Province du Canada est déjà libre. » Le troisième positif:la discussion va se poursuivre à Ottawa. Pouvait-on considérer que, tout incité qu’il fût à l’intransigeance par ses ministres francophones, M. Pearson tendait une perche et que la réaffirmation de la « liberté » de la  «Province» québécoise entérinait «l’appel de Montréal»? II y avait, tout de même, cet «inacceptable» qui se présentait comme une leçon de courtoisie, et de droit.

Au moment où les Canadiens écoutent la mise au point de leur Premier ministre, Charles de Gaulle s’apprête à offrir un banquet au pavillon français de la Foire internationale, qu’il a visitée dans la matinée. Peu avant de se mettre à table, il prend connaissance coup sur coup du communiqué d’Ottawa et de la défection du ministre fédéral des Affaires étrangères Paul Martin, qui boycotte son invitation. Il ne manifeste guère d’émotion. Pour l’heure, il s’agit pour lui de savoir si le Québec « suit,», en la personne de son Premier ministre : la réponse que va faire Daniel Johnson à son discours —la première depuis l’éclat de la veille — lui dira s’il a réellement aidé ses amis de la Nouvelle-France, ou s’il les a effarouchés (il n’est pas sans avoir eu quelques échos de ces « problêêêmes » entrevus par son hôte...).

Entre-temps, M. Johnson a pu recueillir les échos québécois au discours du balcon de Montréa!: le premier instant de stupéfaction passé (ou de joie délirante chez les quelque 8 % d’indépendantistes déclarés...), la réaction de l’opinion s’est exprimée par la voix de l’éditorialiste de la Presse, quotidien du soir à gros tirage, tenu pour modéré : « L’accueil réservé au général de Gaulle par une population habituellement peu démonstrative, écrivait Guy Cormier, équivaut à un plébiscite La vie et la liberté étant les deux plus grands biens de ce monde, on pourrait se demander où réside le scandale dans Vive le Québec libre!  Quand de Gaulle célèbre le Québec libre il traduit l’une des aspirations les plus fortes de notre époque . »

Alors, quand de Gaulle lui eut glissé, sur le ton bonhomme d’un oncle en visite

« Je crois que ni vous ni moi n’aurons perdu nos heures. Peut-être s’est-il passé quelque chose. Si, dans cette occasion, le président de la République française a pu, qui sait? être utile aux Français du Québec, il s’en réjouira profondément, et la France avec lui, croyez-le bien... »,

le Premier ministre du Québec prit en main le relais qui lui était tendu. Nonobstant les « problêêêmes » dont le chef du gouvernement fédéral venait de signifier, à son hôte et à lui, la gravité, il enchaîna sans timidité: « La langue et la culture ne sont pas les seuls dons que nous ait légués la France. Il en est un autre auquel nous attachons le plus grand prix : c’est le culte de la liberté. Nous ne serions plus français si nous n’étions épris de libertés: pas seulement de libertés personnelles, mais aussi de libertés collectives (…).Petites ou grandes, toutes les nations ont droit à la vie et à la maîtrise de leur destin. »

Le bon M. Johnson ne pouvait assumer avec plus de crânerie le « Vive le Québec libre! », l’authentifier plus nettement. Le slogan qui était la veille celui des jeunes gens du RIN, l’homme aux moustaches et aux manières de bedeau rural en faisait, dès cet instant, le mot d’ordre de la majorité québécoise qui l’avait récemment élu.

Le Québec « suivait » donc. Fort de ce consentement essentiel, auquel s’associait le même soir l’éditorialiste du Devoir, le journal le plus respecté de Montréal, Claude Ryan, futur chef du parti libéral, en écrivant que « le rêve de liberté des Canadiens français est plus vif, plus dynamique, plus largement répandu que jamais », le général de Gaulle se retourna vers Ottawa. Fallait-i! retenir, de la riposte des autorités fédérales, l’« inaccepta­ble » ou le « causons quand même »?

Il est clair que M. Pearson avait raison sur les formes —de Gaulle s’étant, stricto sensu, immiscé dans les relations intérieures d’un État étranger; non moins clair que le visiteur disposait de bons arguments sur le fond: la majorité des Québécois aspiraient à un statut affirmant leur personnalité de «peuple» profondément original, dont les relations avec Ottawa ne peuvent pas être tout à fait les mêmes que celles de l’Alberta ou du Manitoba, et dont les rapports avec la France ne pouvaient rester ceux qu’on entretient avec un État purement étranger.

Que le fond primât la forme, Charles de Gaulle en était si assuré qu’il ne voulut voir, dans le texte diffusé par Lester Pearson, qu’une rebuffade pharisienne opposée à celui qui, si étranges ou abusives qu’en fussent les modalités, disait la vérité toute nue. Mais il ne pouvait pas tirer les conséquences des éléments négatifs du texte d’Ottawa (le mot « inaccepta­ble ») sans en avoir avisé son Premier ministre. Réveillé à 5 heures du matin (minuit à Montréal), Georges Pompidou apprend — sans avoir le loisir d’argumenter — que le général n’ira pas à Ottawa où l’on vient, estime-t-il, de le déclarer indésirable, et que, son programme québécois achevé, au cours de l’après-midi suivant, il regagnera directement Paris...

Ses déclarations ultérieures le confirmeront: de Gaulle n’avait aucune envie d’aller à Ottawa. Il a saisi le premier prétexte — d’ailleurs suffisant ! — pour s’épargner cette visite qui ne pouvait aller sans guérilla protocolaire ni amertumes ressassées. A lui qui venait de bousculer le cours de l’Histoire, allait-on présenter la note d’un bris d’assiette ou d’une déchirure de tapis?

Bref, vers 9 heures, le lendemain 25 juillet, tandis que paraît à Londres un article du Times que le paisible Couve de Murville devait juger « outra­geant » (ne dénonçait-il pas « le lent et triste processus du déclin d’un chef d’État à la dérive »?) et que la presse parisienne manifeste dans son ensemble un émoi où l’enthousiasme a moins de part qu’une sorte d’effroi révérentiel, le général de Gaulle visite le métro de Montréal que vient de construire une entreprise française. Les journalistes l’assaillent: sera-t-il reçu dans la capitale fédérale? Et lui : « C’est la première fois depuis 1936 que je prends le métro...»

Mais la rumeur prend forme: l’avion du général a été ramené d’Ottawa (où le visiteur devait se rendre en train) à Montréal. N’est-ce pas parce qu’il s’envolera d’ici? Pierre-Louis Mallen en reçoit confirmation de l’un des proches du général peu après 9 heures, et peut l’annoncer à ses auditeurs de Paris — qui n’en croient pas leurs oreilles. Et ce qui n’était encore, en France, que questions agacées, devient commentaire irrité : quelle gaffe! Il aurait pu prévoir que son esclandre le mènerait là...

Le général n’en a cure — ou pas encore... II poursuit son programme de visiteur diligent : le voici à l’Université où devant le corps enseignant flanqué du cardinal Léger, archevêque de Montréal, il prononce dans le grand amphithéâtre peuplé d’étudiants qui ont interrompu, pour l’entendre, leurs vacances, un discours auquel il attache une grande importance, et qu’il a rédigé à Paris.

Exaltant « ce grand ensemble que je qualifie de français, ce grand ensemble d’intelligence, de sentiment et de raison » indispensable à l’équili­bre et au « progrès du monde », de Gaulle met l’accent sur la formation des élites dont la « fraction canadienne du peuple français » a besoin « dans ce pays si vaste et si neuf (…) voisin d’un État colossal qui, par ses dimensions mêmes, peut mettre en cause votre propre entité.».

Ce qui est s’acharner de nouveau à susciter, ici et là, fureurs et rancoeurs. Ce que les Américains lui pardonnaient en mars 1964 à Mexico, avant les grandes tensions provoquées par la remise en cause de l’hégémonie du dollar, la sortie de la France des structures militaires de l’OTAN et le « lâchage » d’Israel, lui est désormais imputé à crime. Ameuter leurs voisins contre les États-Unis... Aussi bien la presse américaine reprend-elle, à satiété, les arguments du Times: aux débordements de cet Attila sénile, comment mettre le holà?

Reste enfin, à l’Hôtel de Ville de Montréal, un dernier face-à-face : entre Charles de Gaulle et Jean Drapeau, dont chacun sait qu’il a été, le 24, la dupe irritée de l’homme-sémaphore. Comment va-t-il s’en tirer, pris entre la bonhomie qui est son image de marque et ses convictions fédéralistes giflées par le « Québec libre »? Seize ans plus tard, M. Drapeau se défendait devant nous d’avoir « voulu donner une leçon à un si grand homme » qui depuis lors devait lui donner « d’innombrables témoignages d’amitié24 ».

Le fait est que l’allocution de Jean Drapeau fut un assez joli salmigondis de civilités bedonnantes et de remontrances chagrines. Il avait rempli son contrat, M. Drapeau qui, pour une fois, n’avait pas à ménager la chèvre et le chou mais un légume plus volumineux et un animal plus dentu, cornu et ventru. Quand il se rassit (« C’était tficil, mon cher monsieur »), le crâne rosi par son effort sous le regard amusé des connaisseurs, on vit se déployer, centimètre par centimètre, l’encombrant visiteur. Et le voilà parti — vers où, grands dieux...

D’abord, il se divertit à un cours d’histoire : tous y passent, et Cartier et Champlain, et Maisonneuve * et Jeanne Manse**, et Montcalm et Levis, et même « les conquérants anglais ». Et puis le propos s’actualise, et remet M. le maire sur des charbons ardents:

«... Pendant mon voyage — du fait d’une sorte de choc, auquel ni vous ni moi ne pouvions rien, c’était élémentaire, et nous en avons tous été saisis —, je crois avoir pu aller en ce qui vous concerne au fond des choses (…) en particulier du destin du peuple canadien-français ou français-canadien, comme vous voudrez...»

Et M. Drapeau n’est pas remis de son émoi qu’il lance:

« ... et quant au reste, tout ce qui grouille, et grenouille, et scribouille, n’a pas de conséquence historique dans les grandes circonstances(…)»

Ce paquet lâché (sur qui, indépendamment des scribouilleurs, qui sont évidemment les journalistes de tous pays ?), il va trouver une conclusion d’un ton plus élevé, et même fort noble dans le goût testamentaire:

*  Fondateur de Montréal.

**    Religieuse et infirmière dont les statues abondent.

« Je voudrais que quand je vous aurai quittés, vous ayez gardé l’idée que la présence pour quelques jours du général de Gaulle dans ce Québec en pleine évolution, ce Québec qui se prend, ce Québec qui se décide, ce Québec qui devient maître de 1ui — mon voyage, dis-je, aura pu contribuer à votre élan. »

Et d’entraîner tout son monde vers l’aéroport de Dorval. Bien qu’aucune annonce n’ait été faite, plusieurs centaines de personnes l’attendaient, parmi lesquelles, au pied de l’avion, MM. Johnson et Drapeau et le commissaire fédéral aux visites d’État *. On ne put empêcher la foule d’approcher, et de l’acclamer. Les journalistes étaient nombreux. L’un d’eux prit une photo que publia le lendemain l’un des plus importants quotidiens anglais, The Gazette. Mais les responsables de cette honnête publication avaient coupé le bas de l’image de façon à supprimer toute l’assistance; de Gaulle apparaissait seul, sur la dernière marche en haut de l’escalier, devant le fuselage de l’avion. La légende de cette ingénieuse illustration était: « Nobody waved good bye »(« Personne n’est venu dire au revoir »!). Exemple final, et typique, de la «couverture» de ce voyage par une presse qui passe, dans le métier, pour éminemment respectable.

L’avion du chef de l’État — un DC 8 ** — décolla peu avant 16 h 30, l’arrivée étant prévue à Paris le lendemain à 4 heures. Tandis que Mme de Gaulle se plongeait dans un livre, le général convoquait tour à tour dans l’espèce de petit salon particulier qui est ménagé à l’avant-droit de la carlingue collaborateurs et compagnons de voyage, dont quelques journa­listes — unanimement interpellés d’un « Eh bien, qu’en pensez-vous? » qui n’est pas fait pour mettre l’intéressé à l’aise.

Jean-Daniel Jurgensen, « directeur d’Amérique » au Quai d’Orsay, a trouvé une formule de nature à émouvoir le voyageur. II la lui sert : « Mon Général, vous avez payé la dette de Louis XV! » De Gaulle est-il piqué de n’être pas l’auteur d’une si gaullienne formule? Rien ne permet de le penser.

Suprêmement gaullienne en effet: comment matérialiser mieux que par cette « communion des péchés » la formidable continuité de l’histoire de France? Contre Maurras, avec Barrès et Péguy, de Gaulle éprouve sans réserve le sentiment de cet héritage sans couture. Que le fondateur de la Ve République acquitte les dettes des derniers Bourbons, Charles de Gaulle y voit l’un des symboles les plus irrécusables de sa légitimité. La satisfaction qu’elle lui procure ne le retient pas de confier à ses interlocuteurs suivants:

« Je vais être traîné dans la boue. Vous voyez la presse étrangère. Vous allez voir la presse française... Ce que j’ai fait, vous m’entendez bien, je devais le faire. » Et à tel ou tel de ces interlocuteurs aériens qui l’interroge sur le degré de préméditation ou d’improvisation que comportait l’appel de Montréal, il répond sur un ton où la confidence se mêle à l’interrogation sur soi-même : « Je savais que je devais faire quelque chose, mais quoi? quand? où?... Au bout de cette journée inouïe, il fallait répondre à l’appel de ce peuple. » Et, après un silence : « Je n’aurais plus été de Gaulle si je ne l’avais pas fait. »

*   Ottawa avait donc su ne pas boycotter le gén&al jusqu’au bout.

**   Américain...

«Plus été»...? Est-ce donc pour être encore de Gaulle, pour manifester aux yeux du monde, et de la Franœ, qu’il est toujours, lui qu’on dit «sénile», l’homme des attitudes inouïes, que le général a ainsi provoqué le scandale? Un autre point de cette confidence est fort significatif: « Il fallait répondre à l’appel de ce peuple... » Y a-t-il un « appel », et dans ce sens? Quand vient ce mot à propos du «Vive le Québec libre», peut-il l’entendre ainsi?

On a cité quelques articles de la presse québécoise et quelques réflexions formulées, des années plus tard, par les responsables de l’époque: d’où il ressort qu’il y eut bien « appel » d’une minorité indépendantiste (8 à 10 % environ des électeurs potentiels) et compréhension ou adhésion d’une majorité de « Canadiens français» en quête de liberté ou d’égalité mieux affirmées. Ce sont là quelques-uns des enseignements du sondage réalisé au lendemain du voyage du général par le CROP (Centre de recherches sur l’opinion publique) de Montréal.

De cette enquête, il ressortait que près de 70 % des Canadiens français se félicitaient de la visite, qu’un peu moins de 60 % estimaient que de Gaulle ne s’était pas immiscé dans les affaires intérieures du Canada, et 65 % qu’en prônant la liberté du Québec il n’avait pas incité celui-ci à se séparer de l’ensemble canadien. Interprétations et réactions plus judicieuses que celles de la presse anglo-saxonne et même des journaux et des milieux politiques parisiens (y compris la majorité des gaullistes déclarés).

A Paris en effet, les deux principaux leaders d’opinion, le Monde et le Figaro, avaient pris ou prenaient position contre les initiatives québécoises du chef de l’État. Le premier (26 juillet 1967) mettait surtout en cause la procédure de l’intervention gaullienne, et la forme prise par l’interjection de l’Hôtel de Ville de Montréal:

« ... Comment ne pas s’interroger et s’inquiéter de cette brutale irruption dans les affaires intérieures d’un État * ? Toute la doctrine gaulliste de la non-ingérence ne serait donc qu’affaire de circonstances? » (en opposant ici

« doctrine » à « circonstances », le rédacteur du Monde ne donnait-il pas un début de réponse?). Le Figaro, lui, allait passer du ton de la récrimination chagrine à celui de l’anathème de chancellerie. Ce n’est nul autre que M. André François-Poncet, ancien ambassadeur de France auprès du IIIe Reich puis de l’Italie fasciste, membre de l’Académie française, qui se saisit de la foudre. Dénonçant comme « humiliante » la « mésaventure survenue par sa faute au chef de l’État français », et plus encore le « caractère révolutionnaire » de son action, celle d’un « offenseur » de la souveraineté de la reine d’Angleterre, le diplomate, ne cessant de prendre de la hauteur, laissait tomber sur de Gaulle la « boue » prévue par le voyageur.

*   Sur ce point, l’auteur se sentait, à l’époque, en aœord avec oet article. II continue à le juger sagace.

« Du temps où la diplomatie française existait, le chef de l’État, avant de partir en voyage officiel au-dehors, soumettait le texte des allocutions, toasts et discours au chef du gouvernement et à son ministre des Affaires étrangères... Le régime personnel a bouleversé ces coutumes (…). Le général n’avait certainement pas préparé ses interventions oratoires *. Il s’est abandonné à son inspiration. II s’est laissé guider par sa verve(…). Il s’est fourvoyé. Malheureusement, il n’est pas assez modeste pour reconnaître son erreur. Il s’y enfoncera... »

L’état d’esprit que manifeste un tel article, Charles de Gaulle devait, au moment où il atterrit à Orly, en relever quelques traces. Certes, de quelque bois que soient faits les ministres, être arraché de son lit à 3 heures du matin pour aller s’aligner dans un aéroport face au chef de l’État n’incite pas à l’euphorie. Mais au moment où il jaillit de la carlingue, découvrant à ses pieds Pompidou, Messmer et, plus loin, leurs collègues, il sent bien que l’effervescence exaltée du Québec n’a pas traversé l’Atlantique.

Bon croquis dans les souvenirs d’Alphand : « A 4 heures du matin, dans l’isba d’Orly, nous avons attendu le général au retour du Québec. Tous les ministres sont là. Certains ne cachent pas leur irritation. “II est cinglé “, dit l’un. “Cette fois il exagère “, dit l’autre. Puis le grand homme apparaît, fatigué mais souriant, lève les bras au ciel en voyant tout ce monde assemblé en cette heure indue, et tous oublient leurs réticences, d’où cette photo où tout le monde rigole, comme si l’on se félicitait d’une bonne farce faite à un copain. » La photo publiée dans le France-Soir du jour montre en effet un de Gaulle goguenard, presque hilare, et vingt hommes stupéfaits, agités d’un fou rire anxieux.

Le général sent bien, néanmoins, que si le Premier ministre a tenu à rameuter ses troupes au pied de l’appareil, c’est pour couper court aux rumeurs de débandade qui courent Paris. Et peut-être en vient-il à penser que s’ils sont venus si nombreux, c’est par curiosité, pour voir si « le Vieux » ne révèle pas quelque signe de gâtisme ou de dérangement...

Bref, la soudure entre « Québécois » et « Parisiens » sera difficile, sinon impossible, à opérer. II n’est pas jusqu’au plus réservé probablement des voyageurs, Maurice Couve de Murville — qui n’a pas en charge, lui, l’histoire de France et les péchés de Louis XV, mais la gestion des rapports entre Paris et ses partenaires, et se voit bien contraint de constater qu’en trois jours son pays a altéré, pour quelque temps au moins, trois alliances importantes —qui n’ait à infuser un peu d’exaltation québécoise au coeur de ses collabora­teurs. Au plus proche et plus fidèle d’entre eux, non moins gaulliste que lui, qui lui lance quelques heures plus tard : « Monsieur le ministre, cette fois, le général y est allé trop fort! », il riposte, les yeux ailleurs : « Si vous aviez été roulé comme moi dans cette houle d’enthousiasme, vous comprendriez mieux... C’était inimaginable, ce chemin du Roi, inimaginable... » Et son interlocuteur crut voir, en l’oeil de cet homme à l’impassibilité légendaire, quelque chose comme une larme.

*  On sait que cette critique n’est pas fondée, sauf à propos de l’allocution de l’Hôte! de Ville de Montréal

Deux jours après son retour dans la glacière de Paris, de Gaulle va recevoir un vigoureux réconfort parti de la chaudière de Montréal —sous forme d’un communiqué du gouvernement de Daniel Johnson, qui balaie une fois pour toutes les allégations d’une presse accusant le visiteur d’avoir jeté des brandons sur un foyer éteint:

   « Le général de Gaulle a reçu de notre population un accueil triomphal. Le gouvernement du Québec est heureux de l’avoir invité... ( Reprenant ) des idées maintes fois exprimées par les récents gouvernements du Québec (…) il a salué cette conviction qui est de plus en plus celle du peuple québécois, qu’il est libre de choisir sa destinée, comme tous les peuples du monde... »

C’est donc en homme qui se sait approuvé par ceux dont il a pris le parti que le général de Gaulle va présider, le lundi 31 juillet, le Conseil des ministres où, autour de la table verte, règne un silence de plomb. Non plus celui, respectueux, un peu obséquieux*, de la plupart des réunions anté­rieures, mais un mutisme vaguement réprobateur.

Le général parle:

« …. .  J’étais déjà allé trois fois au Canada. Mais le fait canadien français ne s’était pas encore cristallisé. Or j’ai été saisi par le déferlement français, d’une ampleur... éclatante, plus encore que je ne l’avais imaginée... Les Canadiens français... vivaient renfermés sur eux-mêmes, sans contact avec nous depuis deux cents ans... Ils ne veulent plus de cette domination …mais…ils n’avaient pas pris conscience…

…J’ai pris acte au nom de la France de cette pression évidente des Canadiens français. Je ne leur ai pas dit révoltez-vous ! En fait, il faut qu’ils concluent des arrangements avec leurs voisins : les Américains et les Anglais…Ces arrangements ne peuvent se faire que sur la base de la liberté et de l’indépendance. D’abord, qu’il y ait un État…

Ottawa ? … Je ne pouvais y aller et d’ailleurs je n’y tenais pas tellement. Certes , il y a la fureur des Anglo-Saxons. C’est explicable… Que la presse anglo-saxonne soit furieuse de la révélation du fait français, cela est évident. Mais que la presse française lui emboîte le pas, c’est incroyable. Le Monde est un scandale. D’ailleurs, notre presse est au dernier degré d’abaissement. Surtout que je ne dis rien….d’outrageant pour personne. Après tout, c’est la France qui a peuplé le Canada et qui en a forgé l’âme et l’esprit…

… Les chose ne sont pas réglées. Elles commencent seulement . Il y a une grande affaire, c’est la culture, les universités…. Une génération….résolue à devenir son patron dans son propre pays….»

 Personne n’exprime la moindre réserve.

Suit un communiqué, rédigé avec le ministre de l’Information Georges Gorse qui, en vacances sur la Côte d’Azur pendnt la crise, est pour une fois « hors du coup » et ne mêle guère son grain de sel à celui du chef de l’État :

   « Le général de Gaulle a constaté l’immense ferveur française manifestée partout sur son passage (…). Prenant acte indescriptible d’émotions et de résolution, le général de Gaulle  a marqué sans équivoque aux Canadiens français et à leur gouvernement que la France entendait les aider à atteindre les buts libérateurs qu’eux-mêmes se sont fixés (…). Il va de soi (…) que la France n’a aucune visée de direction ni a fortiori, de souveraineté, sur tout ou partie du Canada d’aujourd’hui. Mais étant donné qu’elle a fondé le Canada (...) elle ne saurait ni se désintéresser du sort présent et futur d’une population venue de son propre peuple et admirablement fidèle à sa patrie d’origine, ni considérer le Canada comme un pays qui lui serait étranger au même titre que tout autre. »

Ce n’est pas parce qu’il a atterri sur une banquise que de Gaulle perd une étincelle de son feu émancipateur: le 10 août, s’adressant par le truchement de la télévision au peuple français en vacances, il pourfend ceux qui osent objecter encore à ses démarches québécoises, ces disciples de Méphisto « l’esprit qui toujours nie * » et en donne pour exemple les réactions suscitées par son dernier voyage. Que la France « prenne une position proprement française » au sujet « de l’unanime et indescriptible volonté d’affranchissement que les Français du Canada ont manifestée autour du président de la République française », voilà, dit-il, ce qui «stupéfie et indigne les apôtres du déclin ».

Allons, il ne lui suffisait pas de s’être, en moins d’un an, attiré ou d’avoir attisé l’inimitié des États-Unis et d’Israël, de Londres et d’Ot­tawa: voilà que l’ensemble de la presse française était assimilé au Dia­ble. Intéressante, cette stratégie de Cyrano. Mais coûteuse à long terme.

Mieux peut-être que tous ces textes publics, marqués par le raidisse­ment progressif du héros cabré contre l’incompréhension obstinée des petits hommes qui voient demain avant après-demain, et vivent dans la société horizontale de leur temps plutôt que dans l’histoire verticale où Montcalm dialogue avec les ingénieurs de Mururoa, on citera ici ce qui est peut-être le meilleur résumé de l’aventure québécoise de Charles de Gaulle: quelques phrases murmurées à son aide de camp Jean d’Escrienne:

« Si vous aviez vu... ces Français qui attendaient depuis si longtemps un geste, un mot, un appui de la France pour les aider à sortir d’une condition inadmissible... Non, je n’avais pas le droit de les décevoir! J’ai donc déclenché le contact et je pense que les choses, maintenant, feront leur chemin!... En fait, il se peut que cela ait été un peu prématuré: mais, je suis vieux, c’était l’occasion ou jamais, et je l’ai saisie. Qui d’autre, après moi, aurait pu se permettre de dire cela, si je ne l’avais dit? Or, il fallait que ce fût dit! »

Ce sera dit encore, non seulement dans une lettre personnelle adressée le 8 septembre par le général à Daniel Johnson, transmise de la main à la main par Alain Peyrefitte au Premier ministre, et où il est question de « solutions » et de « propositions précises ». Et ce sera répété surtout à l’occasion de la conférence de presse tenue le 27 novembre, et qui devait être marquée par la formule fameuse sur le peuple « sûr de lui-même et dominateur » qui, pour la première fois depuis cinq mois, relègue quelque peu dans l’ombre l’affaire québécoise. Laquelle n’en est pas moins abordée avec une audace que les critiques n’ont pu qu’exacerber:

*  C’est d’ordinaire le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, qu’il vise ainsi.

« ... Que le Québec soit libre c’est, en effet, ce dont il s’agit. Au point où en sont les choses dans la situation irréversible qu’a démontrée et accélérée le sentiment public lors de mon voyage, il est évident que le mouvement national des Français canadiens et aussi l’équilibre et la paix de l’ensemble canadien, et encore l’avenir des relations de notre pays avec les autres communautés de ce vaste territoire, et même la conscience mondiale désormais éclairée, tout cela exige que la question soit résolue... »

On n’en est donc plus aux redécouvertes, aux émotions, mais bien aux solutions. Alors, l’éléphant de Gaulle piétine avec une sorte de férocité jubilante la forêt canadienne:

« Il y faut deux conditions. La première implique un changement complet de l’actuelle structure canadienne, telle qu’elle résulte de l’Acte octroyé il y a cent ans par la reine d’Angleterre et qui créa la “Fédération “. Cela aboutira forcément, à mon avis, à l’avènement du Québec au rang d’un État souverain, maître de son existence nationale, comme sont par le monde tant et tant d’autres peuples, tant et tant d’autres États qui ne sont pourtant pas si viables ni même si peuplés que ne le serait celui-là. Bien entendu, cet État du Québec aurait à régler librement et en égal avec le reste du Canada les modalités de leur coopération pour maîtriser et exploiter une nature très difficile sur d’immenses étendues et pour faire face à l’envahissement des États-Unis …

La deuxième condition dont dépend la solution de ce grand problème, c’est que la solidarité de la communauté française de part et d’autre de l’Atlantique s’organise. A cet égard, les choses sont en bonne voie. La prochaine réunion, à Paris, nous l’espérons, du gouvernement du Québec et du gouvernement de la République, doit donner une plus forte impulsion encore à cette grande oeuvre française essentielle en notre siècle. A cette oeuvre devront d’ailleurs participer dans des conditions qui seront à déterminer, tous les Français du Canada qui ne résident pas au Québec et qui sont un million et demi. Je pense, en particulier, à ces deux cent cinquante mille Acadiens, implantés au Nouveau-Brunswick... »

« Changement complet de la structure canadienne », « le Québec État souverain », « l’envahissement des États-Unis » : décidément, il ne ménage, il n’épargne rien, le vieux chef Long-nez-aux-grands-bras... On s’épuise à suivre ses traces dans la neige, que l’on soit M. Johnson ou un simple ami du Québec. On les perd parfois.

   Il est facile, dix-huit ans plus tard, et près de dix ans après le référendum qui, en 1980, manifesta le refus de la majorité des Québécois de tenter l’aventure de l’indépendance, de récuser ce prophète qui a vu trop grand, trop haut, trop vite. Peut-être parce qu’il avait négligé ou sous-estimé trois données importantes de la situation: les progrès faits depuis 1960 par les Canadiens français sousl’égide de Jean Lesage, puis de Daniel Johnson, progrès lents mais qui incitaient beaucoup de leurs bénéficiaires à juger par trop aventureuse la stratégie tranchante de l’homme du 24 juillet; la nature américaine de ce peuple, français par ses origines et sa langue, mais profondément américanisé par ses moeurs, et fier de participer à l’épopée du Nouveau Monde; enfin l’imprégnation fédéraliste d’une société qui, à la différence du vieux pays d’Europe, inlassablement cartésien, peut s’accom­moder d’une souveraineté mixte, où diverses personnalités nationales coexistent sous une même couronne, où une porte peut être à la fois ouverte et fermée.

Au surplus, l’un des arguments les plus percutants et les plus controversés du général de Gaulle, celui de la nécessaire résistance de la personnalité canadienne à 1’ « envahissement » du « colossal voisin » du sud, risque fort de se retourner contre son inventeur. Est-il bien sûr que, divisé, le Canada préservera mieux son existence que coalisé? Privé de la sève  «Nouvelle­France», le Canada anglais ne risquerait-il pas de se diluer plus rapidement dans son formidable partenaire? Qu’est-ce qui distingue Edmonton et Vancouver de Seattle et de Portland, si le fragment d’Europe que son langage raccroche au vieux continent se détache de la communauté cana­dienne? Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que les Canadiens français doivent soumettre, à cet argument ambigu, toutes leurs aspirations!

Un mot encore en défense du visiteur tonitruant. Ses contempteurs ont fait valoir qu’il eût mal pris que la reine d’Angleterre vînt crier à Quimper:

« Vive la Bretagne libre! » L’argument est amusant, mais ne peut retenir l’attention.

La Bretagne n’est pas peuplée des descendants d’Harold-le-Saxon. Elle ne parle pas l’anglais. Elle n’a pas de gouvernement. Elle n’entretient aucun échange direct de nature politique avec Londres. Ses habitants seraient bien en peine de distinguer — depuis la mort de Churchill — une figure de la vie publique anglaise. Et quand l’une d’elles survient, Briochins ou Malouins n’ont pas accoutumé de rugir le God save the Queen sur les quais du port ou sur les places. Il faut bien convenir que la situation du Québec, entre Ottawa et Paris, est d’une irrécusable originalité. De là à la traiter sur le ton de la Libération...

Il faut encore ajouter ceci à propos de la sous-estimation, par de Gaulle, de 1’ «américanité» des gens du Québec. Dans les réponses au questionnaire d’août que publia entre autres le Soleil, on observe que les Canadiens français goûtèrent peu d’être traités de « Français canadiens » par le visiteur. Québecois? A coup sûr. Canadiens français? Vraisemblablement. Mais Français, non. De quel droit le vieux pays qui nous a lâchés si longtemps se revendiquerait-il pour notre patrie? Ayant déserté le foyer conjugal, le Français volage reviendrait ainsi mettre de l’ordre dans la maison? Non. Inspiratrice, soutien, compagnon de route, la France? Enfin oui. Mais suzeraine, non. Quand on s’émancipe, ce n’est pas pour passer sous une autre tutelle...

Pour apprécier plus sainement le «pari québécois» du général de Gaulle, on citera l’un des plus pénétrants analystes de cet épisode — et de la société canadienne française en général — Gérard Bergeron, l’universitaire québé­cois auteur d’un livre déjà évoqué qui, appelé à commenter un sondage d’opinion publié au lendemain du voyage, d’où ressortait une approbation très majoritaire des Canadiens français, écrivait:

« De Gaulle, prophète du “Québec libre” ? Un prophète est toujours cause seconde de l’événement qu’il devance. Longtemps, très longtemps d’avance. L’ennui pour le chroniqueur d’actualité est que les prophètes ont la fâcheuse habitude de n’avoir raison qu’après coup! » Mais, ajoutait M. Ber­geron : « Que tant de Québécois de langue française aient émis des opinions favorables à Drapeau, que si peu d’entre eux aient donné une nette interprétation séparatiste au slogan “Vive le Québec libre “, cela prouve que l’indépendance du Québec n’est pas pour après-demain... »

Pas pour après-demain? Les prophètes ne sont pas à une décennie près. Pas plus de Gaulle que ses deux illustres rivaux — l’un, français, cité par lui lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967, l’autre, anglais, qu’il eût allégué avec plus de pertinence encore.

C’est peu de jours avant de mourir, rappelait de Gaulle, que le Méditerranéen Paul Valéry écrivait à propos du Canada français ces mots qui étaient de nature à inspirer une initiative audacieuse:

« II ne faut pas que périsse ce qui s’est fait en tant de siècles de recherches, de malheurs et de grandeurs... Le fait qu’il existe un Canada français nous est un réconfort, un élément d’espoir inappréciable... Le Canada français affirme notre présence sur le continent américain. Il démontre ce que peuvent être notre vitalité, notre endurance, notre valeur de travail. C’est à lui que nous devons transmettre ce que nous avons de plus précieux, notre richesse spirituelle... »

Comment un tel texte n’aurait-il pas induit Charles de Gaulle en exaltation active? Et qu’eût-ce été s’il avait lu ces phrases écrites par Arnold Toynbee dans Civilisation on Trial * : « Si c’est un avenir heureux dans l’ensemble qui attend l’humanité, alors je prédirais volontiers qu’il y a de l’avenir dans le vieux monde pour les Chinois, et dans l’Amérique du Nord pour les Canadiens ** Quel que soit l’avenir de l’humanité en Amérique du Nord, je suis sûr que ces Canadiens de langue française, en tout état de cause, seront encore présents au dénouement de l’aventure. »

L’aventure : c’est un écrivain britannique qui nous aura soufflé le dernier mot...

*  La civilisation à l’épreuve.

** En français dans le texte.