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NOUS AVONS BESOIN D'UN PLUS GRAND “DÉFICIT” 
William Vickrey,
Professeur de sciences économiques, émérite, Columbia University.
Président de l'American Economic Association en 1992.
Prix Nobel d'Économie en 1996.


6 août 1993


Nous ne sortirons pas de nos marasmes économiques aussi longtemps que nous serons obsédés par le but, idéologiquement déraisonnable, de réduire le prétendu déficit.


Le " déficit " n'est pas un péché économique mais une nécessité économique.


Sa fonction la plus importante est d'être le moyen par lequel le pouvoir d'achat non dépensé en consommations, ni recyclé en revenu par la création privée d'un capital net, est recyclé et transformé en pouvoir d'achat par l'emprunt et la dépense du gouvernement. Un pouvoir d'achat non recyclé de cette façon devient un non-achat, une non-vente, une non-production et du chômage.


 Depuis 1926, nous n'avons jamais abordé le problème du plein emploi d'une façon satisfaisante, sauf durant les périodes de guerre. La plupart du temps, au cours de ce présent siècle, le rapport Capital privé rentable / Produit national a eu tendance à baisser, du fait des innovations technologiques économes de capital comme les fibres optiques ou la tendance au développement des industries légères au détriment des aciéries et de l'industrie lourde ou encore, l'importante croissance du secteur des services. Les perspectives sont que pour le futur prévisible la capacité du secteur privé de l'industrie à se trouver des emplois générateurs de profits pour le capital privé n'est pas plus grande que la valeur de deux Produits Intérieurs Bruts annuels.


D'un autre côté, le désir des individus d'acquérir des actifs pour financer leur retraite et pour d'autres objectifs encore, a grandi du fait d'une plus grande longévité, du désir d'un niveau de vie supérieur durant la retraite, du relâchement des liens familiaux, du développement de technologies médicales coûteuses, et du fait d'autres facteurs encore. Les désirs et les aspirations courantes des individus pour des actifs semblent devoir s'élever à la valeur de plus trois  PIB annuels. Cela laisse entre la création d'actifs par le secteur privé et la demande d'actifs par les individus un écart, un trou, qui doit être rempli par une dette gouvernementale d'une valeur égale à un PIB annuel.


Si nous souhaitons pour 1998, un niveau de plein emploi satisfaisant ou toute personne, sans faire trop de chichi sur le type de travail, peut trouver un emploi, à un salaire qui permet de vivre décemment, dans les 48 heures, cela exige, si nous supposons un taux moyen d'inflation de 3%, un produit intérieur brut de 10 trillions américains ( 10 x 1012 )  Pour boucher, à ce niveau de PIB, le trou entre les actifs désirés par les individus et les actifs susceptibles d'être offerts par le secteur privé, l'offre de titres gouvernementaux doit augmenter de 10 trillions de dollars ce qui implique le recyclage par le gouvernement d'un revenu de près de 1 trillion de dollars par an en moyenne pour les 5 prochaines années.
Une fois ce niveau atteint, pour poursuivre dans l'équilibre, l'offre de titres gouvernementaux doit augmenter dans la même proportion que le PIB pour que cette offre corresponde à la différence entre les actifs demandés par la population et les actifs offerts par le secteur privé. Les intérêts de cette dette qui ne sont pas financés par la croissance de la dette peuvent  être plus que couverts par les épargnes en provenance de la baisse des  paiements de l'assurance chômage et par l'augmentation des recettes de l'impôt sur le revenu en provenance d'un plus grand produit national, même à des taux d'imposition inchangés. Une dette de 10 trillions de dollars accompagnée de plein emploi est plus facile à gérer qu'une dette de 5 trillions avec sous-emploi et marasme économique.


Si les gouvernements ne bouchent pas le gap et ne rencontrent pas la demande d'actifs en émettant le volume adéquat de titres, les efforts des individus pour acquérir des actifs en ne dépensant pas vont réduire les ventes, provoquer temporairement des surplus d'investissements en stocks et inventaires, provoquer une baisse des commandes, une hausse du chômage et une réduction du revenu national et du produit national. Tout cela pourrait être partiellement contrecarrer par la hausse de la valeur des actifs qui pourrait provoquer des dépenses du fait des gains en capital, mais, l'épargne contenue dans ces gains en capital n'implique aucune création de capital neuf, ni aucun emploi pour les individus dans la construction. La baisse du taux d'intérêt pourrait en principe augmenter les investissements "d'approfondissement" (deepening types of investment ) dans les technologies à faible intensité en travail, mais, après la stimulation initiale  de l'emploi, l'effet sur l'emploi aura tendance à être négatif. Peu d'investissements "d'élargissement"   (widening investment) se réaliseront, malgré la baisse du taux d'intérêt, puisque la demande pour les produits n'est plus là. Il y a un sérieux danger pour que la hausse du prix des actifs conduise à la création une bulle financière insoutenable  qui pourrait fort probablement crever désastreusement comme cela est arrivé en 1929, suite aux surplus budgétaires des années précédentes. Tôt ou tard une réduction dans la  production et le revenu national persistera  jusqu'à ce que la réduction du revenu provoque la réduction de la demande des actifs pour la ramener au niveau  de l'offre.


La réduction du "déficit" réduit sans doute la dette du gouvernement mais, elle réduit aussi l'offre des actifs que les citoyens veulent acquérir pour leurs besoins de sécurité. La réduction du "déficit" n'augmente pas l'héritage, en termes réels, qu'on laisse pour le futur, au contraire, il réduit  cet héritage en léguant une main-d'oeuvre inexpérimentée, des infrastructures usées et des investissements en usines réduits à cause d'une demande réduite en produits sans parler des mauvais effets du chômage sur la santé, la délinquance, le crime et l'union des ménages.
Le "déficit" n'est même pas calculé selon les normes en vigueur dans les entreprises. Le calcul du "déficit" ne fait aucune distinction entre les dépenses courantes et les dépenses pour la formation du capital. Si GM, AT&T et les ménages avaient été astreints à "équilibrer leurs budgets" en faisant les mêmes calculs que le gouvernement fédéral, nous aurions aujourd'hui moins de voitures, moins de téléphones et moins de maisons.


Inciter les individus à épargner plus est contre productif. L’épargne individuelle ne signifie pas que des fonds sont crées par magie à partir de l’air ambiant et qu’ils sont versés dans les comptes d’épargne ou offerts dans les marchés des capitaux ; pour la plupart des individus, l’épargne est une non-dépense qui se transforme en un non-revenu et une épargne réduite pour le vendeur. Les fonds sont transférés du compte de banque du vendeur au compte de banque de l’épargnant sans qu’il y ait une augmentation des liquidités totales dans les banques et augmentation des facilités bancaires pour l’investissement, pendant qu’au même moment, la réduction de la demande des produits décourage l’investissement. L’épargne n’est ni un pré-requis, ni une incitation à investir. C’est la non-dépense qui en réduisant la demande des produits diminue l’incitation à investir.


D’un autre côté, si un homme d’affaires peut prouver qu’il a de belles perspectives de profits, il peut presque toujours obtenir du crédit et procéder à son investissement, lequel constituera une augmentation de la richesse de quelqu’un et ipso facto une épargne. L’offre ne crée pas sa propre demande quand une partie du revenu engendré est épargnée, mais l’investissement crée sa propre épargne et même plus.


Fort probablement, il faudra trouver un moyen pour faire face à la menace d’un inacceptable haut taux d’inflation, qui n’implique pas l’entretien de ce que les Marxistes appellent « l’armée de réserve des chômeurs. » Mais, pour le moment, la menace d’une inflation est assez lointaine pour nous empêcher de prendre tout de suite les premières mesures nécessaires au plein emploi et ne faire face à l’inflation que quand ont s’y rendra. On a enregistré aucun décès dans les divers plans pour contrôler l’inflation qui sauvegarde l’essence de la liberté des marchés.


L’Administration tente de remorquer le Titanic vers un port à l’aide d’une pagaie de canot, pendant que le Congrès discute s’il faut utiliser une rame ou une pagaie et que les équilibristes de budgets semblent anxieux de fixer la barre du navire droit vers l’iceberg. Certaines discussions semblent porter sur le choix du meilleur pied pour tirer sur nous-mêmes. Nous avons les ressources, sous forme de main-d’œuvre inutilisée et d’usines inexploitées, pour faire beaucoup de choses, pendant que les prêcheurs d’austérité, dont la plupart sont à l’abri de ses conséquences, continuent de nous demander de nous serrer la ceinture et de ne pas utiliser les ressources qui gisent autour de nous inexploitées.
Alexandre Hamilton a déjà écrit : « Une dette nationale, si elle n’est pas excessive est pour nous un trésor. » Wlliam Jennings Bryan avait coutume de dire : « Vous ne pouvez crucifier le genre humain sur une croix d’or ». La croix d’aujourd’hui n’est pas faite d’or, mais élaborée minutieusement à partir d’un tissu d’obscures rectitudes financières d’où les valeurs humaines ont été évacuées.


Note de André Gouslisty.


On peut résumer la pensée de William Vikrey par une équation :
Épargne Nationale = Investissement + Déficit budgétaire + Surplus du Commerce Extérieur.