LE REMBOURSEMENT DE LA DETTE NATIONALE : VERTU OU SUPRÊME STUPITIDÉ ?

André Gouslisty
Professeur Retraité de Sciences Économiques


25 septembre 2003

Selon le journal La Presse du vendredi 19 Septembre 2003, M. Paul Martin, candidat au poste de Premier Ministre du Canada, a livré un important discours devant les membres de la Chambre de Commerce du Montréal métropolitain, dans lequel il a indiqué les grandes lignes de sa vision économique.

M. Paul Martin veut réduire la dette du pays. Élu Premier Ministre, il promet de ramener le ratio Dette/ PIB de 0,40 ou 40 % à 0,25 ou 25 % du produit intérieur brut (pib)

Il semble donc que, pour M.Martin, la dette est un poids et le paiement des intérêts de cette dette qui s’élèvent à 36 milliards de $ pour 2002, une catastrophe nationale. Il adopte en cela, et en excellent homme d’affaires qu’il est, la vision des hommes d’affaires des choses, pour qui les surplus budgétaires ne sont, au niveau de l’État, qu’une variante du profit (excédent des recettes sur les dépenses) et la vision des choses des comptables, pour qui la dette, le passif, gruge les actifs.

Or, ces deux groupes, les hommes d’affaires et les comptables, se trompent sur ces deux points.

Les comptables, lorsqu’ils dressent le bilan d’un individu ou d’une entreprise, commencent par faire l’inventaire des actifs, sans se demander d’ailleurs d’où ils viennent. Puis, il font l’inventaire du passif. Enfin, ils déduisent de l’actif, le passif, pour dégager l’actif net. Comme le passif gruge l’actif, les comptables en déduisent que, s’il n’y avait pas de dettes, l’actif serait plus important et que se serait le summum de la vertu de ne pas, d’abord, avoir de dettes et, ensuite, de rembourser au plus tôt ses dettes.

Les Sciences économiques ont une autre vision des choses. Lorsqu’ils doivent dresser le bilan d’un individu ou d’une entreprise, les économistes, les vrais pas les faux, commencent par faire l’inventaire des ressources, l’inventaire du passif, qu’ils divisent en deux catégories, les fonds propres et les fonds empruntés. Puis ils font l’inventaire des actifs, qu’ils qualifient d’emplois. Pour les sciences économiques, ce sont les ressources qui engendrent les emplois. c’est le passif qui engendre l’actif. Les fonds empruntés, les dettes, ne sont plus alors une catastrophe, mais une ressource, que l’on s’efforce non seulement de ne pas réduire mais que l’on s’efforce au contraire d’augmenter le plus possible comme il se doit pour une ressource. Quand donc M. Martin annonce qu’il va réduire la dette, il annonce qu’il va réduire les ressources de l’État. Même un homme d’affaires, sans le moindre talent, ne ferait pas une telle bêtise pour son entreprise

 

Mais, laissons tomber les comptables pour qui la dette est une catastrophe, écartons un instant les économistes pour qui la dette est une ressource, écartons les financiers et les stratèges militaires pour qui le paiement ou la guerre, doivent être retardés le plus possible, soyons pragmatiques et cherchons à savoir :
1. qui sont les créanciers du Canada;
2. à qui vont les 36 milliards de $ que le Canada a payé en 2002 en intérêts;
3. et voyons après cet exercice si le remboursement de la dette telle que préconisée par M. Martin constitue un acte vertueux et rationnel ou simplement une suprême stupidité.

Le tableau suivant, montre qui sont les créanciers du Canada.

Titres et emprunts émis par le gouvernement canadien : Répartition par type de détenteurs au 31 décembre 2002.

En millions de $
En % du total
Non public
1. Banque du Canada
42 263
9,62 %
2. Comptes du gouvernement canadien y compris les titres non négociables détenus par le régime de pensions du Canada
4 988
1,13
Total
47 251
10,75
Public
3. Banques à charte
73 008
16.62
4. Sociétés de fiducie ou de prêts hypothécaires
7 822
0.18
5. Courtiers en valeurs mobilières
8 841
2.01
6. Fonds d’investissement
38 417
8.74
7. Caisses populaires et Credit unions
2 465
0.56
8. Compagnie d’assurance vie
31 867
7.25
9. Autre compagnies d’assurance
14 946
3.40
10. Intermédiaires financiers autres que les institutions de dépôts
51
11. Caisses de retraites en fiducie
75 165
17.11
12. Sociétés non financières
8 293
1.88
13. Provinces
24 743
5.63
14. Municipalités
3 983
0.98
15. Autres résidents canadiens
17 540
3.99
16. Obligations d’épargne du Canada et autres titres de placement au détail
22 897
5.21
Ensemble des résidents au Canada
310 320
70.66 %
17. Non résidents
81 583
18.57 %
Total détenus par le public résidents et non résidents
391 903
89.24 %
Encours total des titres et des emprunts
439 155
100.00%
Source : Statistiques bancaires et financières , Banque du Canada, Septembre 2003.

Imaginons maintenant, qu’au nom d’une certaine vertu, réelle ou supposée, un gouvernement canadien dirigé par M. Paul Martin non seulement réduit mais rembourse totalement la dette que nous venons de voir, puisque c’est pour lui l’idéal à atteindre. Quels en seraient les résultats sur chacun des détenteurs ?

Le premier détenteur touché serait la Banque du Canada. Elle détient 42 milliards de $ de titres gouvernementaux . Pour faire ses opérations d’open market elle devra remplacer les titres gouvernementaux par des titres privés dans lesquels des titres émis par des sociétés du type Enron et WorldCom ne manqueraient pas. Elle aura de la misère à les vendre et tout son bilan serait un bilan précaire. Personne n’aurait confiance en la Banque du Canada et sa disparition serait assurée. Premier beau résultat.

Le second détenteur de titres du gouvernement canadien touché par le remboursement de la dette serait le Régime de pension du Canada. Il en détient pour près de 5 milliards de $. Faute de titres gouvernementaux il devra détenir des titres privés dont la caractéristique principal est le risque de défaillance du débiteur. La précarité du régime de pension du Canada serait assuré. Autre beau résultat.

Le troisième détenteur de titres gouvernementaux touché serait les Banques à charte. Elles détiennent pour 73 milliards de ($) de titres gouvernementaux acquis avec les dépôts du public. Faute de titres gouvernementaux les banques seraient amenées à acquérir des titres émis par des individus ou des entreprises privées dont le risque de défaillance est très grand . La confiance des déposants dans le système bancaire risque de disparaître et le système bancaire lui-même risque de disparaître avec. Un autre beau résultat du remboursement de la dette.

Le quatrième détenteur de titres gouvernementaux qui serait touché par le remboursement de la dette serait les Courtiers en valeurs mobilières. Ils détiennent, pour leur commerce, des titres pour près de 9 milliards de $ et c’est à travers eux que la Banque du Canada place les titres d’emprunts du gouvernement, Remplacer ces titres par des titres privés rendrait l’activité et le métier des courtiers en valeurs mobilières très risqué . Encore une autre activité qui risque de disparaître grâce au vertueux remboursement de la dette publique.

Le cinquième détenteur de titres gouvernementaux touché par le remboursement de la dette seraient les Fonds d’investissement. Ils en détiennent pour plus de 38 milliards de $. Remplacer les titres du gouvernement par des titres privés serait mettre en danger l’existence même de ces Fonds. Un autre pilier du système financier risque de disparaître.

Le sixième détenteur de titres gouvernementaux sont les Caisses populaire et les Credit Unions. Elles en détiennent pour 3,5 milliards de $. Leur remplacement par des titres privés augmenterait le risque pour le public de transiger avec elles.

Le septième détenteur de titres gouvernementaux sont les Compagnies d’assurance vie. Elles en détiennent pour près de 32 milliards de $. Remplacer ces titres par des titres émis par des entités privées diminuerait la confiance du public dans les compagnies d’assurance vie. Un autre pan du système financier qui risque de s’effondrer.

Le huitième détenteur de titres gouvernementaux sont les Compagnies d’assurance biens. Elles en détiennent pour près de 15 milliards de $ acquis avec les fonds fournis par leur clientèle. Les remplacer par des titres privés c’est augmenter le risque de faire affaire avec elles.

Le neuvième détenteur de titres gouvernementaux sont les Caisses de retraite en fiducie. Elles en détiennent pour plus de 75 milliards de $. Le remboursement de la dette obligerait ces caisses à constituer leur portefeuille de titres privés risqués et non de titres gouvernementaux franc du risque de défaillance du débiteur. C’est tout le système de la retraite privée qui s’effondrerait en cas de remboursement de la dette du Gouvernement canadien.

Le dixième détenteur de titres gouvernementaux sont les Sociétés non financières. C’est l’argent de leur clientèle qui est placé en titres gouvernementaux dont le rendement relatif plus faible est largement compensé par l’absence du risque de défaillance du débiteur. En ayant un portefeuille plus précaire du fait de l’absence de titres du gouvernement leur clientèle pourrait les déserter et leur existence remise en cause.

Le onzième détenteur de titres du gouvernement canadien ce sont les Provinces du Canada. Ces provinces détiennent pour près de 25 milliards de $. En cas de remboursement de la dette du gouvernement canadien le risque de défaillance des provinces, augmenterait sensiblement et obligerait le gouvernement du Canada à intervenir et à faire payer aux Provinces le prix de son intervention.

Le douzième détenteur de titres émis par le gouvernement du Canada sont les Municipalités du Canada. Elles détiennent des titres pour près de 4 milliards de $ Le remboursement de la dette du gouvernement canadien aurait pour effet d’augmenter la précarité financière des municipalités qui pourrait cesser de payer si, en étant obligées de placer leur argent qui est d’ailleurs celui des contribuables en titres privés, on cesse de les payer elles-mêmes.

Le treizième détenteur de titres du gouvernement du Canada ce sont ce que dans la classification de la Banque du Canada on appelle « Les autres résidents canadiens » Il détiennent des titres pour plus de 17 milliards de $. Si ces résidents du Canada qui ont choisis de mettre dans leur portefeuille des titres du gouvernement canadien à cause de l’absence du risque de défaillance du débiteur ne peuvent plus le faire ils vont ou se retourner vers des titres risqués ou même tout simplement cesser d’épargner.

Le quatorzième groupe de détenteurs de titres du gouvernement canadien ce sont les détenteurs des Obligations d’épargne du Canada. Ils détiennent pour près de 23 milliards de $. Le remboursement de la dette du gouvernement canadien mettrait en péril la petite épargne qui ou bien renoncerait à épargner ou prendrait le risque de tout perdre en prêtant à des hommes d’affaires.

Le quinzième groupe de détenteurs de titres émis par le gouvernement canadien ce sont les Non résidents c'est-à-dire les étrangers. Ils détiennent pour près de 82 milliards de $ soit 18,57 % de l’ensemble de la dette du gouvernement canadien. Rembourser cette dette économiserait sans doute dans les intérêts à payer, mais si on se rappelle qu’une dette est une ressource ce serait pour le Canada renoncer à une telle ressource et réduire d’autant les actifs qu’ils permettent d’acquérir.

En 2002, le gouvernement canadien a payé pour sa dette presque 36 milliards de $ en intérêts. Près de 71 % de ce montant soit 26 milliards environ sont allés aux résidents c’est à dire :

  • à la Banque du Canada (9 ,62 % des 36 milliards d’intérêts )
  • au Régime de pension du Canada ( 1,13 %)
  • aux Banques à charte canadiennes ( 16,62 % )
  • aux Sociétés de fiducie et de prêts hypothécaires ( 0,18 % )
  • aux Courtiers en valeurs mobilières ( 2,01 % )
  • aux Fonds d’investissement ( 8,74 % )
  • aux Caisses populaires et aux Credit Unions (0,56 % );
  • aux Compagnies d’assurance vie ( 7,25 % );
  • aux Compagnies d’assurance biens( 3,40 % );
  • aux Caisses de retraite en fiducie ( 17,11 % );
  • aux Sociétés non financières ( 1,88 % );
  • aux Provinces du Canada ( 5,63 % );
  • aux Municipalités du Canada ( 0,98 % );
  • aux Autres résidents du Canada ( 3,99% )
  • aux Détenteurs des obligations d’épargne du Canada ( 5,21 % )

Les non-résidents, les étrangers, auraient perçus 18, 57 % des 36 milliards versés par le gouvernement canadien en intérêts en 2002 soit 6,7 milliards de $ , qui représentent 0,58 % du Pib du Canada pour 2002, évalué à 1 154 milliards de $ .

Conclusion

Carl von Clausewitz, le grand théoricien de la guerre de l’époque de Napoléon et de Wellington, comparait la guerre au paiement dans le commerce. Elle devait être retardée le plus possible.

Il est étonnant qu’en 2003 et malgré les enseignements de la Science financière, un ancien ministre des finances du Canada et candidat au poste de premier ministre comme M. Paul Martin, ne sache pas, d’abord, qu’une dette doit être remboursée le plus tard possible et, ensuite, qu’une dette de l’État ne doit jamais être remboursée du fait de son rôle économique et social.

Le rôle de la dette doit s’apprécier non pas par l’importance de sa valeur en capital ou par l’importance des intérêts versés ou par l’importance de son pourcentage du pib, mais par le rôle social et économique qu’elle joue dans le système financier et dans la formation de l’épargne.

Nous avons déjà montré dans un article intitulé « La richesse des Canadiens amputée de 358 G grâce à Paul Martin » et paru dans notre site internet www.gouslityandre.com que l’Épargne annuelle est égale à l’Investissement + le Surplus du Commerce Extérieur + le Déficit budgétaire et que, par conséquent, le déficit budgétaire et la dette qu’il engendre sont absolument nécessaires à la constitution de l’épargne et à la solidité du système financier.

Éviter les déficits budgétaires et vouloir en plus rembourser la dette comme M.Paul Martin, à première vue excellent homme d’affaires et candidat du Parti Libéral du Canada au poste de Premier Ministre du Canada, souhaite faire, c’est là le programme non pas d’un homme d’État, mais, il faut malheureusement le dire, le programme d’un boutiquier de troisième classe. Le Canada et, surtout, les Canadiens, méritent mieux que cela.

Les boutiquiers et les épiciers des Chambres de commerce et des associations d’hommes d’affaires comme le Conseil du patronat du Québec, peuvent applaudir, jusqu’au jour du jugement dernier, machinalement et sans rien comprendre, aux divagations de l’un des leurs atteint de la folie des grandeurs. Ils regretteront de ne pas avoir à la tête de l’État canadien, un authentique homme d’État, qui sait que la dette de l’État est, d’abord et avant tout, un service à la communauté et à la Nation et constitue le principal pilier sur lequel repose tout le système bancaire et financier.

Nous n’avons rien ni contre les boutiquiers ni contre les épiciers ni contre les coiffeurs et encore moins contre les coiffeuses, mais chacun à sa place. Le boutiquier à sa boutique, l’épicier à son épicerie, le coiffeur à son salon, la coiffeuse à son institut de beauté et M. Paul Martin à la Canada steamship lines et non à la tête de l’État canadien.

Si M. Martin, à la Canada Steamship lines, veut expérimenter ses conceptions sur la dette, notamment, la nécessité de sa réduction et de son remboursement, il constatera rapidement que son entreprise, acquise elle-même grâce à un emprunt de 180 millions de $, pourrait fort probablement ne pas faire long feu.