L’or - Le fisc - Les templiers

 

Jules Michelet

 

Texte tiré du livre «Le Moyen  Âge» de Jules Michelet, Édition Robert Laffont. S.A., Paris, 1981, pp,431 à 483. ISBN : 2-221-50239-6

 

 

   « L’or, dit Christophe Colomb, est une chose excellente. Avec de l’or, on forme des trésors. Avec de l’or, on fait tout ce qu’on désire en ce monde. On fait même arriver les âmes en paradis. »

 

   L’époque où nous sommes parvenus doit être considérée comme l’avènement de l’or. C’est le dieu du monde nouveau où nous entrons. Philippe le Bel, à peine monté sur le trône, exclut les prêtres de ses conseils, pour y faire entrer les banquiers.

 

   Gardons-nous de dire du mal de l’or. Comparé à la propriété féodale, à la terre, l’or est une forme supérieure de la richesse. Petite chose, mobile, échangeable, divisible, facile à manier, facile à cacher, c’est la richesse subtilisée déjà; j’allais dire spiritualisée. Tant que la richesse fut immobile, l’homme, rattaché par elle à la terre et comme enraciné, n’avait guère plus de locomotion que la glèbe sur laquelle il rampait. Le propriétaire était une dépendance du sol; la terre emportait l’homme. Aujourd’hui, c’est tout le contraire: il enlève la terre, concentrée et résumée par l’or. Le docile métal sert toute transaction; il suit, facile et fluide, toute circulation commerciale, administrative. Le gouvernement, obligé d’agir au loin, rapidement, de mille manières, a pour principal moyen d’action les métaux précieux. La création soudaine d’un gouvernement, au commencement du XIVème siècle, crée un besoin subit, infini de l’argent et de l’or.

 

   Sous Philippe le Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais: « A manger, à boire! » L’enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au besoin de la chair et boira du sang. C’est le cyclope, l’ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s’appelle Grand Conseil, ses longues griffes sont au Parlement, l’organe digestif est la chambre des Comptes. Le seul aliment qui puisse l’apaiser, c’est celui que le peuple ne peut lui trouver. Fisc et peuple n’ont qu’un cri, c’est l’or.

 

   Voyez, dans Aristophane, comment l’aveugle et inerte Plutus est tiraillé par ses adorateurs. Ils lui prouvent sans peine qu’il est le dieu des dieux. Et tous les dieux lui cèdent. Jupiter avoue qu’il meurt de faim sans lui, Mercure quitte son métier de dieu, se met au service de Plutus, tourne la broche et lave la vaisselle.

 

   Cette intronisation de l’or à la place de Dieu se renouvelle au XIVème siècle. La difficulté est de tirer cet or paresseux des réduits obscurs où il dort. Ce serait une curieuse histoire que celle du thesaurus, depuis le temps où il se tenait tapi sous le dragon de Colchos, des Hespérides ou des Nibelungen, depuis son sommeil au temple de Delphes, au palais de Persépolis. Alexandre, Carthage, Rome, l’éveillent et le secouent. Au Moyen Age, il est déjà rendormi dans les églises, où, pour mieux reposer, il prend forme sacrée, croix, chapes, reliquaires. Qui sera assez hardi pour le tirer de là, assez clairvoyant pour l’apercevoir dans la terre où il aime à s’enfouir ? Quel magicien évoquera, profanera cette chose sacrée qui vaut toutes choses, cette toute-puissance aveugle que donne la nature?

 

   Le Moyen Âge ne pouvait atteindre sitôt cette grande idée moderne: l’homme sait créer la richesse; il change une vile matière en objet précieux, lui donnant la richesse qu’il a en lui, celle de la forme, de l’art, celle d’une volonté intelligente. Il chercha d’abord la richesse moins dans la forme que dans la matière. Il s’acharna sur cette matière, tourmenta la nature d’un amour furieux, lui demanda ce qu’on demande à ce qu’on aime, la vie même, l’immortalité. Mais, malgré les merveilleuses fortunes des Lulle, des Flamel, l’or tant de fois trouvé n’apparaissait que pour fuir, laissant le souffleur hors d’haleine; il fuyait, fondait impitoyablement, et avec lui la substance de l’homme, son âme, sa vie, mise au fond du creuset.

 

   Alors l’infortuné, cessant d’espérer dans le pouvoir humain, se reniait lui-même, abdiquait tout bien, âme et Dieu. Il appelait le mal, le Diable. Roi des abîmes souterrains, le Diable était sans doute le monarque de l’or. Voyez à Notre-Dame de Paris, et sur tant d’autres églises, la triste représentation du pauvre homme qui donne son âme pour de l’or, qui s’inféode au Diable, s’agenouille devant la Bête, et baise la griffe velue...

 

   Le Diable, persécuté avec les manichéens et les albigeois, chassé, comme eux, des villes, vivait alors au désert. Il cabalait sur la prairie avec les sorcières de Macbeth. La sorcellerie, débris des vieilles religions vaincues, avait pourtant cela d’être, un appel, non pas seulement à la nature, comme l’alchimie, mais déjà à la volonté, à la volonté mauvaise, au Diable, il est vrai. C’était un mauvais industrialisme, qui, ne pouvant tirer de la volonté les trésors que contient son alliance avec la nature, essayait de gagner, par la violence et le crime, ce que le travail, la patience, l’intelligence, peuvent seuls donner.

 

   Au Moyen Âge, celui qui sait où est l’or, le véritable alchimiste, le vrai sorcier, c’est le juif; ou le demi-juif, le Lombard. Le juif, l’homme immonde, l’homme qui ne peut toucher ni denrée ni femme qu’on ne la brûle, l’homme d’outrage, sur lequel tout le monde crache, c’est à lui qu’il faut s’adresser.

 

   Prolifique nation, qui par-dessus toutes les autres eut la force multipliante, la force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob ou les sequins de Shylock. Pendant tout le Moyen Âge, persécutés, chassés, rappelés, ils ont fait l’indispensable intermédiaire entre le fisc et la victime du fisc, entre l’agent et le patient, pompant l’or d’en bas, en le rendant au roi par en haut avec laide grimace... Mais il leur en restait toujours quelque chose... Patients, indestructibles, ils ont vaincu par la durée. Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse; affranchis par la lettre de change, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres ; de soufflets en soufflets, les voilà un trône du monde.

 

   Pour que le pauvre homme s’adresse au juif, pour qu’il approche de cette sombre petite maison, si mal famée, pour qu’il parle à cet homme qui, dit-on, crucifie les petits enfants, il ne faut pas moins que l’horrible pression du fisc. Entre le fisc qui veut sa moelle et son sang, et le Diable qui veut son âme, il prendra le juif pour milieu.

 

   Quand donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était vendu, quand sa femme et ses enfants, couchés à terre, tremblaient de fièvre ou criaient du pain, alors, tête basse et plus courbé que s’il eût porté sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l’odieuse maison, et il y restait longtemps à la porte avant de frapper. Le juif ayant ouvert avec précaution la petite grille, un dialogue s’engageait, étrange et difficile. Que disait le chrétien ? « Au nom de Dieu » « Le juif l’a tué, ton Dieu ! » « Par pitié » « Quel chrétien a jamais eu pitié du juif? Ce ne sont pas des mots qu’il faut. Il faut un gage. » «Que peut donner celui qui n’a rien ? » Le juif lui dira doucement : « Mon ami, conformément aux ordonnances du roi, notre sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni sur fer de charrue... Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne suis pas des vôtres, mon droit n’est pas le droit chrétien. C’est un droit plus antique (in partes secant). Votre chair répondra. Sang pour or, comme vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon argent, une livre seulement de votre belle chair. » L’or que prête le meurtrier du Fils de l’Homme, ne peut être qu’un or meurtrier, antidivin, ou, comme on disait dans ce temps-là Anti-Christ. Voilà l’or Anti-Christ, comme Aristophane nous montrait tout à l’heure dans Plutus l’Anti-Jupiter.

 

   Cet Anti-Christ, cet antidieu, doit dépouiller Dieu, c’est-à-dire l’Église; l’église séculière, les prêtres, le pape; l’église régulière, les moines, les templiers.        

          

   La mort scandaleusement prompte de Benoît Xl fit tomber l’Église dans la main de Philippe le Bel ; elle le mit à même de faire un pape, de tirer la papauté de Rame, de l’amener en France, pour, en cette geôle, la faire travailler à son profit, lui dicter des bulles lucratives, exploiter l’infaillibilité, constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de France.

 

   Après la mort de Benoît, les cardinaux s’étaient enfermés en conclave à Pérouse. Mais les deux partis, le français et l’antifrançais, se balançaient si bien qu’il n’y avait pas moyen d’en finir. Les gens de la ville, dans leur impatience, dans leur furie italienne de voir un pape fait à Pérouse, n’y trouvèrent autre remède que d’affamer les cardinaux. Ceux-ci convinrent qu’un des deux partis désignerait trois candidats, et que l’autre parti choisirait. Ce fut au parti français à choisir, et il désigna un Gascon, Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux. Bertrand s’était montré jusque-là ennemi du roi, mais on savait qu’il était avant tout ami de son intérêt, et l’on espérait bien le convertir.

 

   Philippe, instruit par ses cardinaux et muni de leurs lettres, donne rendez-vous au futur élu près de Saint-Jean-D’Angély, dans une forêt. Bertrand y court plein d’espérance. Villani parle de cette entrevue secrète, comme s’il y était. Il faut lire ce récit d’une maligne naïveté:

 

   «Ils entendirent ensemble la messe et se jurèrent le secret. Alors le roi commença à parlementer en belles paroles, pour le réconcilier avec Charles de Valois. Ensuite il lui dit: « Vois, archevêque, j’ai en mon pouvoir de te faire pape, si je veux ; c’est pour cela que je suis venu vers toi ; car, si tu me promets de me faire six grâces que je te demanderai, je t’assurerai cette dignité, et voici qui te prouvera que j’en ai le pouvoir. »Alors il lui montra les lettres et délégations de l’un et l’autre collège. Le Gascon, plein de convoitise, voyant ainsi tout à coup qu’il dépendait entièrement du roi de le faire pape, se jeta, comme éperdu de joie, aux pieds de Philippe, et dit : « Monseigneur, c’est à présent que je vois que tu m’aimes plus qu’homme qui vive, et que tu veux me rendre le bien pour le mal. Tu dois commander, moi obéir, et toujours j’y serai disposé. » Le roi le releva, le baisa à la bouche, et lui dit: « Les six grâces spéciales que je te demande sont les suivantes: la première, que tu me réconcilies parfaitement avec l’Église, et me fasses pardonner le méfait que j’ai commis en arrêtant le pape Boniface; la seconde, que tu rendes la communion à moi et à tous les miens ; la troisième, que tu m’accordes les décimes du clergé dans mon royaume pour cinq ans, afin d’aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre ; la quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape Boniface; la cinquième que tu rendes la dignité de cardinal à messer Jacobo et messer Piero de la Colonne, que tu les remettes en leur état, et qu’avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis. Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve d’en parler en temps et lieu : car c’est chose grande et secrète. » L’archevêque promit tout par serment sur le Corpus Domini, et de plus il donna pour otages son frère et deux de ses neveux. Le roi, de son côté, promit et jura qu’il le ferait élire pape. »

 

   Le pape de Philippe le Bel, avouant hautement sa dépendance, déclara qu’il voulait être couronné à Lyon (14 novembre 1305). Ce couronne­ment, qui commençait la captivité de l’Église, fut dignement solennisé. Au moment où le cortège passait, un mur chargé de spectateurs s’écroule, blesse le roi et tue le duc de Bretagne. Le pape fut renversé, la tiare tomba. Huit jours après, dans un banquet du pape, ses gens et ceux des cardinaux prennent querelle, un frère du pape est tué.

 

   Cependant, la honte du marché devenait publique. Clément payait comptant. Il donnait en paiement ce qui n’était pas à lui, en exigeant des décimes du clergé: décimes au roi de France, décimes au comte de Flandre pour qu’il s’acquitte envers le roi, décimes à Charles de Valois pour un croisade contre l’Empire grec. Le motif de la croisade était étrange ; ce pauvre Empire, au dire du pape, était faible et ne rassurait pas assez la chrétienté contre les infidèles.

 

   Clément, ayant payé, croyait être quitte et n’avoir plus qu’à jouir en acquéreur et propriétaire, à user et abuser. Comme un baron faisant chevauchée autour de sa terre pour exercer son droit de gîte et de pourvoirie, Clément se mit à voyager à travers l’Église de France. De Lyon, il s’achemina vers Bordeaux, mais par Mâcon, Bourges et Limoges, afin de ravager plus de pays. Il allait, prenant et dévorant, d’évêché en évêché, avec une armée de familiers et de serviteurs. Partout où s’abattait cette nuée de sauterelles, la place restait nette. Ancien archevêque de Bordeaux, le rancuneux pontife ôta à Bourges sa primatie sur la capitale et la Guyenne. Il s’établit chez son ennemi, l’archevêque de Bourges, comme un garnisaire ou mangeur d’office, et il s’y hébergea de telle sorte, qu’il le laissa ruiné de fond en comble; ce primat des Aquitaines serait mort de faim, s’il n’était venu à la cathédrale, parmi ses chanoines, recevoir aux distributions ecclésiastiques la portion congrue.

 

   Dans les vols de Clément, le meilleur était pour une femme qui rançonnait le pape, comme lui l’Église. C’était la véritable Jérusalem où allait l’argent de la croisade. La belle Brunissende Talleyrand de Périgord lui coûtait, dit-on, plus que la Terre sainte.

 

   Clément allait être bientôt cruellement troublé dans cette douce jouissance des biens de l’Église. Les décimes en perspective ne répondaient pas aux besoins actuels du fisc royal. Le pape gagna du temps en lui donnant les juifs, en autorisant le roi à les saisir. L’opération se fit en un même jour avec un secret et une promptitude qui font honneur aux gens du roi. Pas un juif, dit-on, n’échappa. Non content de vendre leurs biens, le roi se chargea de poursuivre leurs débiteurs, déclarant que leurs écritures suffisaient pour titres de créances, que l’écrit d’un juif faisait foi pour lui.

 

   Le juif ne rendant pas assez, il retomba sur le chrétien. Il altéra encore les monnaies, augmentant le titre et diminuant le poids; avec deux livres il en payait huit. Mais quand il s’agissait de recevoir, il ne voulait de sa monnaie que pour un tiers ; deux banqueroutes en sens inverse. Tous les débiteurs profitèrent de l’occasion. Ces monnaies de diverse valeur sous même titre faisaient naître des querelles sans nombre. On ne s’entendait pas: c’était une Babel. La seule chose à quoi le peuple s’accorda (voilà donc qu’il y a un peuple), ce fut à se révolter. Le roi s’était sauvé au Temple. Ils l’y auraient suivi, si on ne les eût amusés en chemin à piller la maison d’Etienne Barbet, un financier à qui l’on attribuait l’altération des monnaies. L’émeute finit ainsi. Le roi fit pendre des centaines d’hommes aux arbres des routes autour de Paris. L’effroi le rapprocha des nobles. Il leur rendit le combat judiciaire, autrement dit l’impunité. C’était une défaite pour le gouvernement royal. Le roi des légistes abdiquait la loi, pour reconnaître les décisions de la force. Triste et douteuse position, en législation comme en finances. Repoussé de l’Église aux juifs, de ceux-ci aux communes, des communes flamandes il retombait sur le clergé.

 

   Le plus net des trésors de Philippe, son patrimoine à exploiter, le fonds, sur lequel il comptait, c’était son pape. S’il l’avait acheté, ce pape, s’il l’engraissait de vols et de pillages, ce n’était point pour ne s’en pas servir, mais bien pour en tirer parti, pour lui lever, comme le juif, une livre de chair sur tel membre qu’il voudrait.

 

   Il avait un moyen infaillible de presser et pressurer le pape, un tout-puissant épouvantail, savoir, le procès de Boniface

 

VIII. Ce qu’il demandait à Clément, c’était précisément le suicide de la papauté. Si Boniface était hérétique et faux pape, les cardinaux qu’il avait faits étaient de faux cardinaux. Benoît XI et Clément, élus par eux, étaient à leur tour faux papes et sans droit, et non seulement eux, mais tous ceux qu’ils avaient choisis ou confirmés dans les dignités ecclésiastiques; non seulement leurs choix, mais leurs actes de toute espèce. L’Église se trouvait enlacée dans une illégalité sans fin. D’autre part, si Boniface avait été vrai pape, comme tel il était infaillible, ses sentences subsistaient, Philippe le Bel restait condamné.

 

   A peine intronisé, Clément eut à entendre l’aigre et impérieuse requête de Nogaret, qui lui enjoignait de poursuivre son prédécesseur. Le marché à peine conclu, le Diable demandait son paiement. Le servage de l’homme vendu commençait; cette âme, une fois garrottée des liens de l’injustice, ayant reçu le mors et le frein, devait être misérablement chevauchée jusqu’à la damnation,

 

   Plutôt que de tuer ainsi la papauté en droit, Clément avait mieux aimé la livrer en fait. Il avait créé d’un coup douze cardinaux dévoués au roi, les deux Colonna, et dix Français ou Gascons. Ces douze, joints à ce qui restait des douze du même parti, dont on avait surpris la nomination à Célestin, assuraient à jamais au roi l’élection des papes futurs. Clément constituait ainsi la papauté entre les mains de Philippe; concession énorme, et qui pourtant ne suffit point.

 

   Il crut qu’il fléchirait son maître en faisant un pas de plus. Il révoqua une bulle de Boniface, la bulle Clericis laïcos, qui fermait au roi la bourse du clergé. La bulle Unam sanctam contenait l’expression de la suprématie pontificale. Clément la sacrifia, et ce ne fut pas assez encore.

 

   Il était à Poitiers, inquiet et malade de corps et d’esprit. Philippe le Bel vint l’y trouver avec de nouvelles exigences. Il lui fallait une grande confiscation, celle du plus riche des ordres religieux, de l’Ordre du Temple. Le pape, serré entre deux périls, essaya de donner le change à Philippe en le comblant de toutes les faveurs qui étaient au pouvoir du Saint-Siège. Il aida son fils Louis Hutin à s’établir en Navarre; il déclara son frère Charles de Valois chef de la croisade. Il tâcha enfin de s’assurer la protection de la maison d’Anjou, déchargeant le roi de Naples d’une dette énorme envers l’Église, canonisant un de ses fils, adjugeant à l’autre le trône de Hongrie.

 

   Philippe recevait toujours, mais il ne lâchait pas prise. Il entourait le pape d’accusations contre le Temple. Il trouva dans la maison même de Clément un templier qui accusait l’ordre. En 1306, le roi voulant lui envoyer des commissaires pour obtenir une décision, le malheureux pape donne, pour ne pas le recevoir, la plus ridicule excuse: « De l’avis des médecins, nous allons au commencement de septembre, prendre quelques drogues préparatives, et ensuite une médecine qui, selon les susdits médecins, doit, avec l’aide de Dieu, nous être fort utile.»

 

   Ces pitoyables tergiversations durèrent longtemps. Elles auraient duré toujours, si le pape n’eût appris tout à coup que le roi faisait arrêter partout les templiers, et que son confesseur, moine dominicain et grand inquisiteur de France, procédait contre eux sans attendre d’autorisation.

 

   Qu’était-ce donc que le Temple? Essayons de le dire en peu de mots:

 

   A Paris, l’enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom. C’était un tiers du Paris d’alors. A l’ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d’affiliés, et aussi de gens condamnés ; les maisons de l’ordre avaient droit d’asile. Philippe le Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu’il était poursuivi par le peuple soulevé. Il restait encore, à l’époque de la Révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour â quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.

  

Le Temple de Paris était le centre de l’ordre, son trésor ; les chapitres généraux s’y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l’ordre: Portugal, Castille et Leôn, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le Nord, l’Ordre teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d’autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L’immense majorité des templiers étaient Français, particulièrement les grands maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait les chevaliers par leur nom français: Frieri del Tempio, jrerioi tou Templou

 

   Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c’était l’exil et la guerre sainte jusqu’à la mort. Les templiers devaient toujours accepter le combat, fût-ce d’un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n’avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.

 

   «Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard; chassez d’un coeur intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors de l’amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole: Vivants ou morts, nous sommes au Seigneur... Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs!»

 

   Voici la rude esquisse qu’il nous donne de la figure du templier:

 

«Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière; noir de fer, noir de hâle et de soleil. lIs aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés... Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre sainte, c’est que vous n’y voyez que des scélérats et des impies. Christ d’un ennemi se fait un champion; du persécuteur Saul, il fait un saint Paul...» Puis, dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au saint sépulcre.

 

   Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le templier abjurait l’un et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du Moyen Age fut longtemps la guerre sainte, la croisade; l’idéal de la croisade semblait réalisé dans l’Ordre du Temple. C’était la croisade devenue fixe et permanente.

 

   Associés aux hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était, plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n’était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l’Ordre du Temple! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l’avant-garde et l’arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres d’Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévoue­ment. Ils servaient moins les chevaliers qu’ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à leur arrivée, bien sûrs qu’un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les templiers formaient l’avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d’Artois s’obstina à la poursuite, malgré leur conseil, et se jeta dans la ville: ils le suivirent pas honneur et furent tous tués.

 

   On avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les privilèges les plus magnifiques furent accordés. D’abord ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n’était guère réclamé ; ainsi les templiers étaient juges dans leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté ! Il leur était défendu d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

 

   Chacun désirait naturellement participer à de tels privilèges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre; Philippe le Bel le demanda en vain.

 

   Mais quand cet ordre n’eût pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on s’y serait présenté en foule. Le temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.

 

   La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’Église antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l’exemple de saint Pierre; le reniement, dans cette pantomime, s’exprimait par un acte, cracher sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus que sa chute était plus profonde. Ainsi, dans la fête des fols ou idiots (fatuorum), l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’Église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

 

   Elles avaient ici un autre danger. L’orgueil du Temple pouvait laisser dans ses formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu’au-delà du christianisme vulgaire, l’ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n’était pas sacré pour les seuls chrétiens. S’il exprimait pour eux le saint sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon. L’idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l’Église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L’Église datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c’était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignements d’une foule de sociétés secrètes, jusqu’aux Rose-Croix, jusqu’aux Francs-Maçons.

 

   L’Église est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient, pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte, le jour où l’Esprit descendit. Jusqu’à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au Moyen Age ? Les templiers y furent-ils affiliés? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures dans l’insuffisance des monu­ments.

 

   Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges, sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du Moyen Age, dans ces poèmes où la chevalerie épurée n’est plus qu’une odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq dents années. Les enfants seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en armes les templistes, ou chevaliers du Graal.

 

   Cette chevalerie plus qu’ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut la fin du Moyen Age et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les poèmes, figure nuageuse et quasi divine. Le templier s’enfonça dans la brutalité.

 

   Je ne voudrais pas m’associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L’ennemi des templiers les a lavés sans le vouloir; les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d’innocence. On est tenté de ne pas croire des malheureux ‘qui s’accusent dans les gênes. S’il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu’elles furent dans la flamme des bûchers.

 

   Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n’en sont pas moins vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l’ordre dans ces derniers temps.

 

   Il était naturel que le relâchement s’introduisît parmi des moines guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d’une guerre à mort et les tentations d’un climat brûlant, d’un pays d’esclaves, de la luxurieuse Syrie. L’orgueil et l’honneur les soutinrent tant qu’il y eut espoir pour la Terre sainte. Sachons-leur gré d’avoir résisté si longtemps, lorsqu’à chaque croisade leur attente était si tristement déçue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s’ajournaient toujours. Il n’y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l’apparition des Arabes dans la plaine désolée. C’était toujours aux templiers, aux hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs. Enfin ils perdirent Jérusalem, puis Saint-Jean-d’Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s’étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent.?

 

   La chute est grave après les grands efforts. L’âme montée si haut dans l’héroïsme et la sainteté tombe bien lourde en terre... Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d’avoir cru.

 

   Telle paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu’il y avait eu de saint en l’ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l’homme à Dieu, il tourna de Dieu à la Bête. Les pieuses agapes, les fraternités héroïques, couvrirent de sales amours de moines. Ils cachèrent l’infamie en s’y mettant plus avant. Et l’orgueil y trouvait encore son compte; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l’élection et l’esprit, faisait montre de son mépris pour la femme, se suffisant à lui-même et n’aimant rien hors de soi.

 

   Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux. Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions orientales, de la magie sarrasine. D’abord symbolique, le reniement devint réel; ils abjurèrent un Dieu qui ne donnait pas la victoire; ils le traitèrent comme un Dieu infidèle qui les trahissait, l’outragèrent, crachèrent sur la croix.

 

   Leur vrai Dieu, ce semble, devint l’ordre même. Ils adorèrent le Temple et les templiers, leurs chefs, comme temples vivants. Ils symbolisèrent par les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes le dévouement aveugle, l’abandon complet de la volonté. L’ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu’il y a de souverainement diabolique dans le Diable, c’est de s’adorer.

 

   Voilà, dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturelle­ment d’un grand nombre d’aveux obtenus sans avoir recours à la torture, particulièrement en Angleterre.

 

   Que tel ait été d’ailleurs le caractère général de l’ordre, que les statuts soient devenus expressément honteux et impies, c’est ce que je suis loin d’affirmer. De telles choses ne s’écrivent pas. La corruption entre dans un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changent de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n’avoue tout haut.

 

   Mais quand même ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l’ordre, elles n’auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les aurait couvertes et étouffées, comme tant d’autres désordres ecclésiastiques. La cause de la ruine du Temple, c’est qu’il était trop riche et trop puissant. Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirai tout à l’heure.

 

   A mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure qu’on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple, pour s’en dispenser. Les affiliés de l’ordre étaient innombrables. Il suffisait de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous leurs biens, leurs personnes même. Deux comtes de Provence se donnèrent ainsi. Un roi d’Aragon légua son royaume (Alphonse le Batailleur, 1131-1132); mais le royaume n’y consentit pas.

 

   On peut juger du nombre prodigieux des possessions des templiers par celui des terres, des fermes, des forts ruinés qui, dans nos villes ou nos campagnes, portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf mille manoirs dans la chrétienté. Dans une seule province d’Espagne, au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent argent comptant le royaume de Chypre, qu’ils ne purent, il est vrai, garder.

 

   Avec de tels privilèges, de telles richesses, de telles possessions, il était bien difficile de rester humble. Richard Cœur de Lion disait en mourant : «Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux moines gris, ma superbe aux templiers. »

 

   A défaut de musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre et au prince d’Antioche. Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les croisés qui revenaient de Syrie ne parlaient que des trahisons des templiers, de leurs liaisons avec les infidèles. Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins de Syrie; le peuple remarquait avec effroi l’analogie de leur costume avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli le Soudan dans leurs maisons, permis le culte mahométan, averti les infidèles de l’arrivée de Frédéric II. Dans leurs rivalités furieuses contre les hospitaliers, ils avaient été jusqu’à lancer des flèches dans le saint sépulcre. On assurait qu’ils avaient tué un chef musulman, qui voulait se faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.

 

   La maison de France particulièrement croyait avoir à se plaindre des templiers. Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d’aider à la rançon de Saint Louis. En dernier lieu ils s’étaient déclarés pour la maison d’Aragon contre celle d’Anjou.

 

   Cependant la Terre sainte avait été définitivement perdue en 1191, et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d’un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d’or, et en argent la charge de dix mulets. Qu’allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses ? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l’Occident, comme les chevaliers teutoniques l’ont fait en Prusse, les hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les jésuites au Paraguay. S’ils étaient unis aux hospitaliers, aucun roi du monde n’eût pu leur résister. Il n’était point d’État où ils n’eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n’étaient guère en tout, il est vrai, plus de quinze mille chevaliers; mais c’étaient des hommes aguerris, au milieu d’un peuple qui ne l’était plus, depuis la cessation des guerres des seigneurs. C’étaient d’admirables cavaliers, les rivaux des mameluks, aussi intelligents, lestes et rapides, que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleuse­ment chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d’un écuyer, d’un servant d’armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtements, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d’un acier de fine trempe et damasquinées richement.

 

   Ils sentaient bien leurs forces. Les templiers d’Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : «Vous serez roi tant que vous serez juste. » Dans leur bouche, ce mot était une menace. Tout cela donnait à penser à Philippe le Bel.

 

   Il en voulait à plusieurs d’entre eux de n’avoir souscrit l’appel contre Boniface qu’avec réserve, sub protestationibus. Ils avaient refusé d’admettre le roi dans l’ordre. Ils l’avaient refusé, et ils l’avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l’argent ; le Temple était une sorte de banque, comme l’ont été souvent les temples de l’Antiquité. Lorsqu’en 1306, il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut sans doute pour lui une occasion d’admirer ces trésors de l’ordre; les chevaliers étaient trop confiants, trop fiers pour lui rien cacher.

 

   La tentation était forte pour le roi. Sa victoire de Mons-en-Puelle l’avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guyenne, il l’avait été encore de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et pourtant il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s’était soulevée. Le peuple était si ému, qu’on défendit les rassemblements de plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée que par quelque grande confiscation. Or, les juifs ayant été chassés, le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur les nobles ou bien sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela même, n’appartenant exclusivement ni à ceux-ci, ni à ceux-là, ne serait défendu par personne. Loin d’être défendus, les templiers furent plutôt attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent. Les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur adhésion au procès.

 

   Philippe le Bel avait été élevé par un dominicain. Il avait pour confesseur un dominicain. Longtemps ces moines avaient été amis des templiers, au point même qu’ils s’étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu’ils confesseraient un legs pour le Temple. Mais peu à peu les deux ordres étaient devenus rivaux. Les Dominicains avaient un ordre militaire à eux, les Cavalieri gaudenti, qui ne prit pas grand essor. A cette rivalité accidentelle il faut ajouter une cause fondamentale de haine. Les templiers étaient nobles; les Dominicains, les mendiants, étaient en grande partie roturiers, quoique dans le tiers-ordre ils comptassent des laïcs illustres et même des rois.

 

   Dans les mendiants, comme dans les légistes conseillers de Philippe le Bel, il y avait contre les nobles, les hommes d’armes, les chevaliers, un fonds commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient haïr les templiers comme moines ; les Dominicains les détestaient comme gens d’armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la sainteté et l’orgueil de la vie militaire. L’Ordre de saint ­Dominique, inquisiteur dès sa naissance, pouvait se croire obligé en conscience de perdre en ses rivaux de mécréants doublement dangereux, et par l’importation des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.

 

   Le coup ne fut pas imprévu, comme on l’a dit. Les templiers eurent le temps de le voir venir. Mais l’orgueil les perdit ; ils crurent toujours qu’on n ‘oserait.

 

   Le roi hésitait en effet. Il avait d’abord essayé des moyens indirects. Par exemple, il avait demandé à être admis dans l’ordre. S’il eût réussi, il se serait probablement fait grand maître, comme Ferdinand le Catholique pour les ordres militaires d’Espagne. Il aurait appliqué les biens du Temple à son usage, et l’ordre eût été conservé.

 

   Depuis la perte de la Terre sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre aux templiers qu’il serait urgent de les réunir aux hospitaliers. Réuni à un ordre plus docile, le temple eût présenté peu de résistance au roi.

 

   Ils ne voulurent point entendre à cela. Le grand maître, Jacques Molay, pauvre chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s’honorer en Orient par les derniers combats qu’y rendirent les chrétiens, répondit que Saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux ordres, mais que le roi d’Espagne n’y avait point consenti ; que pour que les hospitaliers fussent réunis aux templiers, il faudrait qu’ils s’amendassent fort; que les templiers étaient plus exclusivement fondés pour la guerre. Il finissait par ces paroles hautaines: «On trouve beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens plutôt que de leur en donner... Mais si l’on fait cette union des deux ordres, cette Religion sera si forte et si puissante qu’elle pourra bien défendre ses droits contre toute personne au monde.»

 

   Pendant que les templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais bruits allaient se fortifiant. Eux-mêmes y contribuaient. Un chevalier disait à Raoul de Presles, l’un des hommes les plus graves du temps, «que dans le chapitre général de l’ordre, il y avait une chose si secrète, que si pour son malheur quelqu’un la voyait, fût-ce le roi de France, nulle crainte de tourment n’empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon leur pouvoir ».

 

   Un templier nouvellement reçu avait protesté contre la forme de réception devant l’officiai de Paris. Un autre s’en était confessé à un cordelier, qui lui donna pour pénitence de jeûner tous les vendredis un an durant sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape, « lui avait ingénument confessé tout le mal qu’il avait reconnu en son ordre, en présence d’un cardinal, son cousin, qui écrivit à l’instant cette déposition ».

 

   On faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles où les chefs de l’ordre plongeaient les membres récalcitrants. Un des chevaliers déclara « qu’un de ses oncles était entré dans l’ordre sain et gai, avec chiens et faucons; au bout de trois jours, il était mort ».

 

   Le peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les templiers trop riches et peu généreux. Quoique le grand maître dans ses interrogatoires vante la munificence de l’ordre, un des griefs portés contre cette opulente corporation, .

 

   Les choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand maître et les chefs ; il les caressa, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre au filet comme les protestants à la Saint-Barthélemy.

 

   Il venait d’augmenter leurs privilèges. Il avait prié le grand maître d’être le parrain d’un de ses enfants. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné par lui avec d’autres grands personnages, avait tenu le poêle à l’enterrement de la belle sœur de Philippe. Le 13, il fut arrêté avec les cent quarante Templiers qui étaient à Paris.

 

   Le même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d’autres par toute la France.

 

   On s’assura de l’assentiment du peuple et de l’Université. Le jour même de l’arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries au jardin du roi dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale qui courut par toute la France: «Une chose amère, une chose déplorable, une chose horrible à penser, terrible à entendre! chose exécrable de scélératesse, détestable d’infamie !... Un esprit, doué de raison, compatit et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s’exile elle-même hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa dignité, qui prodigue de soi, s’assimile aux bêtes dépourvues de sens; que dis-je? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes ... » On juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut reçue de toute âme chrétienne. C’était comme un coup de trompette du Jugement dernier.

 

   Suivant l’indication sommaire des accusations: reniement, trahison de la chrétienté au profit des infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle; enfin, le comble de l’horreur, cracher sur la croix

 

   Tout cela avait été dénoncé par des Templiers. Deux chevaliers, un Gascon et un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé tous les secrets de l’ordre.

 

   Ce qui frappait le plus l’imagination, c’étaient les bruits qui couraient sur une idole qu’auraient adorée les templiers

 

   Les rapports variaient. Selon les uns, c’était une tête barbue; d’autres disaient une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelants. Selon quelques-uns, c’était un crâne d’homme. D’autres y substituaient un chat.

 

   Quoi qu’il en fût de ces bruits, Philippe le Bel n’avait pas perdu de temps. Le jour même de l’arrestation, il vint de sa personne s’établir au Temple avec son trésor et son Trésor des chartes, avec une armée de gens de loi, pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l’avait fait riche tout d’un coup.

 

 

   Suite - Destruction de l’Ordre du Temple - 1307-1314

 

   L’étonnement du pape fut extrême quand il apprit que le roi se passait de lui dans la poursuite d’un ordre qui ne pouvait être jugé que par le Saint-Siège. La colère lui fit oublier sa servilité ordinaire, sa position précaire et dépendante au milieu des États du roi. Il suspendit les pouvoirs des juges ordinaires, archevêques et évêques, ceux même des inquisiteurs.

 

   La réponse du roi est rude. Il écrit au pape «que Dieu déteste les tièdes ; que ces lenteurs sont une sorte de connivence avec les crimes des accusés : que le pape devrait plutôt exciter les évêques. Ce serait une grave injure aux prélats de leur ôter le ministère qu’ils tiennent de Dieu. Ils n’ont pas mérité cet outrage; ils ne le supporteront pas; le roi ne pourrait le tolérer sans violer son serment... Saint-Père, quel est le sacrilège qui osera vous conseiller de mépriser ceux que Jésus-Christ envoie, ou plutôt Jésus lui-même ?... Si l’on suspend les inquisiteurs, l’affaire ne finira jamais... Le roi n’a pas pris la chose en main comme accusateur, mais comme champion de la foi et défenseur de l’Église, dont il doit rendre compte à Dieu.»

 

   Philippe laissa croire au pape qu’il allait lui remettre les prisonniers entre les mains; il se chargeait seulement de garder les biens pour les appliquer au service de la Terre sainte (25 décembre 1307). Son but était d’obtenir que le pape rendît aux évêques et aux inquisiteurs leurs pouvoirs qu’il avait suspendus. Il lui envoya soixante-douze templiers à Poitiers, et fit partir de Paris les principaux de l’ordre ; mais il ne les fit pas avancer plus loin que Chinon. Le pape s’en contenta; il obtint les aveux de ceux de Poitiers. En même temps, il leva la suspension des juges ordinaires, se réservant seulement le jugement des chefs de l’ordre.

 

   Cette molle procédure ne pouvait satisfaire le roi. Si la chose eût été traînée ainsi à petit bruit, et pardonnée, comme au confessionnal, il n’y avait pas moyen de garder les biens. Aussi, pendant que le pape s’imaginait tout tenir dans ses mains, le roi faisait instrumenter à Paris par son confesseur, inquisiteur général de France. On obtint sur-le-champ cent quarante aveux par les tortures; le fer et le feu y furent employés. Ces aveux une fois divulgués, le pape ne pouvait plus arranger la chose. Il envoya deux cardinaux à Chinon demander aux chefs, au grand maître, si tout cela était vrai; les cardinaux leur persuadèrent d’avouer, et ils s’y résignèrent. Le pape en effet les réconcilia, et les recommanda au roi. Il croyait les avoir sauvés.

 

   Philippe le laissait dire et allait son chemin. Au commencement de 1308, il fit arrêter par son cousin, le roi de Naples, tous les templiers de Provence. A Pâques, les États du royaume furent assemblés à Tours. Le roi s’y fit adresser un discours singulièrement violent contre le clergé : «Le peuple du royaume de France adresse au roi d’instantes supplications... Qu’il se rappelle que le prince des fils d’Israël, Moïse, l’ami de Dieu, à qui le Seigneur parlait face à face, voyant l’apostasie des adorateurs du veau d’or, dit « Que chacun prenne le glaive et tue son proche parent... » Il n’alla pas pour cela demander le consentement de son frère Aaron, constitué grand prêtre par l’ordre de Dieu... Pourquoi donc le roi très chrétien ne procéderait-il pas de même, même contre tout le clergé, si le clergé errait ainsi, ou soutenait ceux qui errent.»

 

   A l’appui de ce discours, vingt-six princes et seigneurs se constituèrent accusateurs, et donnèrent procuration pour agir contre les templiers par ­devant le pape et le roi. La procuration est signée des ducs de Bourgogne et ‘de Bretagne, des comtes de Flandre, de Nevers et d’Auvergne, du vicomte de Narbonne, du comte de Talleyrand de Périgord. Nogaret signe hardiment entre Lusignan et Coucy.

 

   Armé de ces adhésions, « le roi, dit Dupuy, alla à Poitiers, accompagné d’une grande multitude de gens, qui étaient ceux de ses procureurs que le roi avait retenus près de lui, pour prendre avis sur les difficultés qui pourraient survenir.

 

   «En arrivant, il baisa humblement les pieds au pape. Mais celui-ci vit bientôt qu’il n’obtiendrait rien. Philippe ne pouvait entendre à aucun ménagement. Il lui fallait traiter rigoureusement les personnes pour pouvoir garder les biens. Le pape, hors de lui, voulait sortir de la ville, échapper à son tyran ; qui sait même s’il n’aurait pas fui hors de France? Mais il n’était pas homme à partir sans son argent. Quand il se présenta aux portes avec ses mulets, ses bagages, ses sacs, il ne put passer; il vit qu’il était prisonnier du roi, non moins que les templiers. Plusieurs fois, il essaya de fuir, toujours inutilement. Il semblait que son tout-puissant maître s’amusât des tortures de cette âme misérable, qui se débattait encore.»

 

   Clément resta donc et parut se résigner. Il rendit, le ler août 1308, une bulle adressée aux archevêques et aux évêques. Cette pièce est singulièrement brève et précise, contre l’usage de la cour de Rome. Il est évident que le pape écrit malgré lui, et qu’on lui pousse la main. Quelques évêques, selon cette bulle, avaient écrit qu’ils ne savaient comment on devait traiter les accusés qui s’obstineraient à nier, et ceux qui rétracteraient leurs aveux. «Ces choses, dit le pape, n’étaient pas laissées indécises par le droit écrit, dont nous savons que plusieurs d’entre nous ont pleine connaissance; nous n’entendons pour le présent faire en cette affaire un nouveau droit, et nous voulons que vous procédiez selon que le droit exige.»

 

   Il y avait ici une dangereuse équivoque, ura scripta s’entendait-il du droit romain, ou du droit canonique, ou des règlements de l’Inquisition?

 

   Le danger était d’autant plus réel que le roi ne se dessaisissait pas des prisonniers pour les remettre au pape, comme il le lui avait fait espérer. Dans l’entrevue, il l’amusa encore, il lui promit les biens, pour le consoler de n’avoir pas les personnes ; ces biens devaient être réunis à ceux que le pape désignerait. C’était le prendre par son faible; Clément était fort inquiet de ce que ces biens allaient devenir.

 

   Le pape avait rendu (5juillet 1308) aux juges ordinaires, archevêques et évêques, leurs pouvoirs un instant suspendus.

 

Le 1er août encore, il écrivait qu’on pouvait suivre le droit commun. Et le 12, il remettait l’affaire à une commission. Les commissaires devaient instruire le procès dans la province de Sens, à Paris, évêché dépendant de Sens. D’autres commissaires étaient nommés pour en faire autant dans les autres parties de l’Europe, pour l’Angleterre l’archevêque de Kenterbury, pour l’Allemagne ceux de Mayence, de Cologne et de Trèves. Le jugement devait être prononcé d’alors en deux ans, dans un concile général, hors de France, à Vienne en Dauphiné, sur terre d’Empire.

 

   La commission, composée principalement d’évêques, était présidée par Gilles d’Aiscelin, archevêque de Narbonne, homme doux et faible, de grandes lettres et de peu de cœur. Le roi et le pape, chacun de leur côté, croyaient cet homme tout à eux. Le pape crut calmer plus sûrement encore le mécontentement de Philippe, en adjoignant à la commission le confesseur du roi. moine dominicain et grand inquisiteur de France, celui qui avait commencé le procès avec tant de violence et d’audace.

 

   Le roi ne réclama pas. Il avait besoin du pape. La mort de l’empereur Albert d’Autriche (1er mai 1308) offrait à la maison de France une haute perspective. Le frère de Philippe, Charles de Valois, dont la destinée était de demander tout et de manquer tout, se porta pour candidat à l’Empire. S’il eût réussi, le pape devenait à jamais serviteur et serf de la maison de France. Clément écrivit pour Charles de Valois ostensiblement, secrètement contre lui.

 

   Dès lors, il n’y avait plus de sûreté pour le pape sur les terres du roi. Il parvint à sortir de Poitiers, et se jeta dans Avignon (mars 1309). Il s’était engagé à ne pas quitter la France, et de cette façon il ne violait pas, il éludait sa promesse. Avignon c’était la France, et œ n’était pas la France. C’était une frontière, une position mixte, une sorte d’asile, comme fut Genève pour Calvin, Ferney pour Voltaire. Avignon dépendait de plusieurs et de personne. C’était terre d’Empire, un vieux municipe, une république sous deux rois. Le roi de Naples comme comte de Provence, le roi de France comme comte de Toulouse, avaient chacun la seigneurie d’une moitié d’Avignon. Mais le pape allait y être bien plus roi qu’eux, lui dont le séjour attirerait tant d’argent dans cette petite ville.

 

   Clément se croyait libre, mais traînait sa chaîne. Le roi le tenait toujours par le procès de Boniface. A peine établi dans Avignon, il apprend que Philippe lui fait amener par les Alpes une armée de témoins. A leur tête marchait ce capitaine de Ferentino, ce Raynaldo de Supino, qui avait été dans l’affaire d’Anagni le bras droit de Nogaret. A trois lieues d’Avignon, les témoins tombèrent dans une embuscade, qui leur avait été dressée. Raynaldo se sauva à grand peine à Nîmes, et fit dresser acte, par les gens du roi, de ce guet-apens.

 

   Le pape écrivit bien vite à Charles de Valois pour le prier de calmer son frère. Il écrivit au roi lui-même (23 août 1309), que si les témoins étaient retardés dans leur chemin, ce n’était pas sa faute, mais celle dés gens du roi, qui devaient pourvoir à leur sûreté. Philippe lui reprochait d’ajourner indéfiniment l’examen des témoins, vieux et malades, et d’attendre qu’ils fussent morts. Des partisans de Boniface avaient, disait-on, tué ou torturé des témoins; un de ceux-ci avait été trouvé mort dans son lit. Le pape répond qu’il ne sait rien de tout cela; ce qu’il sait, c’est que pendant ce long procès, les affaires des rois, des prélats, du monde entier, dorment et attendent. Un des témoins qui, dit-on, a disparu, se trouve précisément en France et chez Nogaret

 

   Le roi avait dénoncé au pape certaines lettres injurieuses. Le pape répond qu’elles sont, pour le latin et l’orthographe, manifestement indignes de la cour de Rome. Il les a fait brûler. Quant à en poursuivre les auteurs, une expérience récente a prouvé que ces procès subits contre des personnages importants, ont une triste et dangereuse issue.

 

   Cette lettre du pape était une humble et timide profession d’indépen­dance à l’égard du roi, une révolte à genoux. L’allusion aux templiers, qui la termine, indiquait assez l’espoir que plaçait le pape dans les embarras où ce procès devait jeter Philippe le Bel.

 

   La commission pontificale, rassemblée le 7 août 1309, à l’évêché de Paris, avait été entravée longtemps. Le roi n’avait pas plus envie de voir justifier les templiers que le pape de condamner Boniface. Les témoins à charge contre Boniface étaient maltraités à Avignon, les témoins à décharge dans l’affaire des Templiers étaient torturés à Paris. Les évêques n’obéissaient point à la commission pontificale, et ne lui envoyaient point les prisonniers. Chaque jour la commission assistait à une messe, puis siégeait; un huissier criait à la porte de la salle: «Si quelqu’un veut défendre l’Ordre de la milice du Temple, il n’a qu’à se présenter. » Mais personne ne se présentait. La commission revenait le lendemain, toujours inutilement.

 

   Enfin, le pape ayant, par une bulle (13 septembre 1309), ouvert l’instruction du procès contre Boniface, le roi permit, en novembre, que le grand maître du Temple fût amené devant les commissaires. Le vieux chevalier montra d’abord beaucoup de fermeté. 11 dit que l’ordre était privilégié du Saint-Siège, et qu’il lui semblait bien étonnant que l’Église romaine voulût procéder subitement à sa destruction, lorsqu’elle avait sursis à la déposition de l’empereur Frédéric II, pendant trente-deux ans.

 

   Il dit encore qu’il était prêt à défendre l’ordre, selon son pouvoir ; qu’il se regarderait lui-même comme un misérable, s’il ne défendait un ordre dont il avait reçu tant d’honneur et d’avantages; mais qu’il craignait de n’avoir pas assez de sagesse et de réflexion, qu’il était prisonnier du roi et du pape, qu’il n’avait pas quatre deniers à dépenser pour la défense, pas d’autre conseil qu’un frère servant; qu’au reste, la vérité paraîtrait, non seulement par le témoignage des templiers, mais par celui des rois, princes, prélats, ducs, comtes et barons, dans toutes les parties du monde.

 

   Si le grand maître se portait ainsi pour défenseur de l’ordre, il allait prêter une grande force à la défense, et sans compromettre le roi. Les commissaires l’engagèrent à délibérer mûrement. Ils lui firent lire sa déposition devant les cardinaux; cette déposition n’émanait pas directement de lui-même; par pudeur ou pour tout autre motif, il avait renvoyé les cardinaux à un frère servant qu’il chargeait de parler pour lui. Mais lorsqu’il fut devant la commission, et que les gens d’église lui lurent à haute voix ces tristes aveux, le vieux chevalier ne put entendre de sang-froid de telles choses dites en face. Il fit le signe de la croix, et dit que si les seigneurs commissaires du pape eussent été autres personnes, il aurait eu quelque chose à leur dire. Les commissaires répondirent qu’ils n’étaient pas gens à relever un gage de bataille. «Ce n’est pas là ce que j’entends, dit le grand maître, mais plût à Dieu qu’en tel cas on observât contre les pervers la coutume des Sarrasins et des Tartares ; ils leur tranchent la tête ou les coupent par le milieu.»

 

   Cette réponse fit sortir les commissaires de leur douceur ordinaire. Ils répondirent avec une froide dureté: «Ceux que l’Église trouve héré­tiques, elle les juge hérétiques, et abandonne les obstinés au tribunal séculier. »

 

   L’homme de Philippe le Bel, Plasian, assistait â cette audience, sans y avoir été appelé. Jacques Molay, effrayé de l’impression que ses paroles avaient produite sur ces prêtres, crut qu’il valait mieux se confier à un chevalier. Il demanda la permission de conférer avec Plasian; celui-ci l’engagea, en ami, â ne pas se perdre et le décida à demander un délai jusqu’au vendredi suivant. Les évêques le lui donnèrent, et ils lui en auraient donné davantage de grand cœur.

 

   Le vendredi, Jacques Molay reparut, mais tout changé. Sans doute Plasian l’avait travaillé dans sa prison. Quand on lui demanda de nouveau s’il voulait défendre l’ordre, il répondit humblement qu’il n’était qu’un pauvre chevalier illettré; qu’il avait entendu lire une bulle apostolique où le pape se réservait le jugement des chefs de l’ordre, que, pour le présent, il ne demandait rien de plus.

 

   On lui demanda expressément s’il voulait défendre l’ordre. Il dit que non ; il priait seulement les commissaires d’écrire au pape qu’il le fit venir au plus tôt devant lui. Il ajoutait avec la naïveté de l’impatience et de la peur: «Je suis mortel, les autres aussi; nous n’avons à nous que le moment présent.»

 

   Le grand maître, abandonnant ainsi la défense, lui ôtait l’unité et la force qu’elle pouvait recevoir de lui. Il demanda seulement à dire trois mots en faveur de l’ordre.. D’abord, qu’il n’y avait nulle église ou le service divin se fit plus honorablement que dans celles des templiers. Deuxièmement, qu'il ne savait nulle religion où il se fit plus d’aumônes qu’en la religion du Temple ; qu’on y faisait trois fois la semaine l’aumône à tout venant. Enfin, qu’il n’y avait, à sa connaissance, nulle sorte de gens qui eussent tant versé de sang pour la foi chrétienne, et qui fussent plus redoutés des infidèles; qu’à Mansourah, le comte d’Artois les avait mis à l’avant-garde, et que s’il les avait crus...

 

   Alors une voix s’éleva: «Sans la Foi, tout cela ne sert de rien au salut. »

 

   Nogaret, qui se trouvait là, prit aussitôt la parole : «J’ai ouï dire qu’en les chroniques qui sont à Saint-Denis, il était écrit qu’au temps du sultan de Babylone, le maître d’alors et les autres grands de l’ordre avaient fait hommage à Saladin, et que le même Saladin, apprenant un grand échec de ceux du Temple, avait dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment d’un vice infâme, et de leur prévarication contre leur loi.»

 

   Le grand maître répondit qu’il n’avait jamais ouï dire pareille chose; qu’il savait seulement que le grand maître d’alors avait maintenu les trêves, parce que autrement il n’aurait pu garder tel ou tel château. Jacques Molay finit par prier humblement les commissaires et le chancelier Nogaret qu’on lui permît d’entendre la messe et d’avoir sa chapelle et ses chapelains. Ils le lui promirent en louant sa dévotion.

 

   Ainsi commençaient en même temps les deux procès du Temple et de Boniface VIII. Ils présentaient l’étrange spectacle d’une guerre indirecte du roi et du pape. Celui-ci, forcé par le roi de poursuivre Boniface, était vengé par les dépositions des Templiers contre la barbarie avec laquelle les gens du roi avaient dirigé les premières procédures. Le roi déshonorait la papauté, le pape déshonorait la royauté. Mais le roi avait la force; il empêchait les évêques d’envoyer aux commissaires du pape des Templiers prisonniers, et en même temps il poussait sur Avignon des nuées de témoins qu’on lui ramassait en Italie. Le pape, en quelque sorte assiégé par eux, était condamné à entendre les plus effrayantes dépositions contre l’honneur du pontificat.

 

   Plusieurs des témoins s’avouaient infâmes, et détaillaient tout au long dans quelles saletés ils avaient trempé en commun avec Boniface. L’une de leurs dépositions les moins dégoûtantes, de celles qu’on peut traduire, c’est que Boniface avait fait tuer son prédécesseur; il aurait dit à l’un de ces misérables : «Ne reparais pas devant moi que tu n’aies tué Célestin.» Le même Boniface aurait fait un sabbat, un sacrifice au Diable. Ce qui est plus vraisemblable dans ce vieux légiste italien, dans ce compatriote de l’Arétin et Machiavel, c’est qu’il était incrédule, impie et cynique en ses paroles... Des gens ayant peur dans un orage, et disant que c’était la fin du monde, il aurait dit: «Le monde a toujours été et sera toujours.» «Seigneur, on assure qu’il y aura une résurrection? «Avez-vous jamais vu ressusciter personne?»

   Un homme lui apportant des figues de Sicile, lui disait «Si j’étais mort en mon voyage, Christ eût eu pitié de moi.» A quoi Boniface aurait répondu «Va, je suis bien plus puissant que ton Christ; moi, je puis donner des royaumes.»

 

   Il parlait de tous les mystères avec une effroyable impiété. Il disait de la Vierge : « Non credo in Mariolâ, Mariolâ, Mariolâ! » Et ailleurs : « Nous ne croyons plus ni l’ânesse, ni l’ânon.»

 

   Ces bouffonneries ne sont pas bien prouvées. Ce qui l’est mieux et ce qui fut peut-être plus funeste à Boniface, c’est sa tolérance. Un Inquisiteur de Calabre avait dit: «Je crois que le pape favorise les hérétiques, car il ne nous permet plus de remplir notre office. » Ailleurs ce sont des moines qui font poursuivre leur abbé pour hérésie; il est convaincu par l’Inquisition. Mais le pape s’en moque: «Vous êtes des idiots, leur dit-il votre abbé est un savant homme, et il pense mieux que vous: allez et croyez comme il croit.»

 

   Après tous ces témoignages, il fallut que Clément V endurât face à face l’insolence de Nogaret (16 mars 1310). Il vint en personne â Avignon, mais accompagné de Plasian et d’une bonne escorte de gens armés. Nogaret, ayant pour lui le roi et l’épée, était l’oppresseur de son juge.

 

   Dans les nombreux factums qu’il avait déjà lancés, on trouve la substance de ce qu’il put dire au pape; c’est un mélange d’humilité et d’insolence, de servilisme monarchique et de républicanisme classique, d’érudition pédantesque et d’audace révolutionnaire. On aurait tort d’y voir un petit Luther. L’amertume de Nogaret ne rappelle pas les belles et naïves colères du bonhomme de Wittemberg, dans lequel il y avait tout ensemble un enfant et un lion,; c’est plutôt la bile amère et recuite de Calvin, cette haine à la quatrième puissance...

 

   Dans son premier factum, Nogaret avait déclaré ne pas lâcher prise. L’action contre l’hérésie, dit-il, ne s’éteint point par la mort, morte non exstinguitur. Il demandait que Boniface fût exhumé et brûlé.

 

   En 1310, il veut bien se justifier ; mais c’est qu’il est d’une bonne âme de craindre la faute, même où il n’y a pas faute ; ainsi firent Job, l’Apôtre, et saint Augustin... Ensuite, il sait des gens qui, par ignorance, sont scandalisés à cause de lui ; il craint, s’il ne se justifie, que ces gens-là ne se damnent, en pensant mal de lui, Nogaret. Voilà pourquoi il supplie, demande, postule et requiert comme droit, avec larmes et gémissements, mains jointes, genoux en terre... En cette humble posture, il prononce, en guise de justification, une effroyable invective contre Boniface. Il n’y a pas moins de soixante chefs d’accusation.

 

  Boniface, dit-il encore, ayant décliné le jugement et repoussé la convocation du concile, était, par cela seul, contumace et convaincu. Nogaret n’avait pas une minute à perdre pour accomplir son mandat. A défaut de la puissance ecclésiastique ou civile, il fallait bien que le corps de l'Église fût défendu par un catholique quelconque ; tout catholique est tenu d’exposer la vie pour l’Église. «Moi donc, Guillaume Nogaret, homme privé, mais chevalier, tenu, par devoir de chevalerie, à défendre, la république, il m’était permis, il m’était imposé de résister au susdit tyran pour la vérité du Seigneur. Item, comme ainsi soit que chacun est tenu de défendre sa patrie, au point qu’on mériterait récompense si, en cette défense, on tuait son père; il m’était loisible, que dis-je? obligatoire, de défendre ma patrie, le royaume de France, qui avait à craindre le ravage, le glaive, etc.»

 

   Puis donc Boniface sévissait contre l’Église et contre lui-même, more furiosi, il fallait bien lui lier les pieds et les mains. Ce n’était pas là acte d’ennemi, bien au contraire.

 

   Mais voilà qui est plus fort. C’est Nogaret qui a sauvé la vie à Boniface, et il a encore sauvé un de ses neveux. Il n’a laissé donner à manger au pape que par gens à qui il se fiait. Aussi Boniface délivré lui a donné l’absolution. A Anagni même, Boniface a prêché devant une grande multitude, que tout ce qui lui était arrivé par Nogaret ou ses gens lui était venu du Seigneur.

 

   Cependant le procès du Temple avait commencé à grand bruit, malgré la désertion du grand maître. Le 28 mars 1310, les commissaires se firent amener dans le jardin de l’évêché les chevaliers qui déclaraient vouloir défendre l’ordre; la salle n’eût pu les contenir: ils étaient cinq cent quarante-six. On leur lut en latin les articles de l’accusation. On voulait ensuite les leur lire en français. Mais ils s’écrièrent que c’était bien assez de les avoir entendus en latin, qu’ils ne se souciaient pas que l’on traduisît de telles turpitudes en langue vulgaire. Comme ils étaient si nombreux, pour éviter le tumulte, on leur dit de déléguer des procureurs, de nommer quelques-uns d’entre eux qui parleraient pour les autres. Ils auraient voulu parler tous, tant ils avaient repris courage. «Nous aurions bien dû aussi, s’écrièrent-ils, n’être torturés que par procureurs. » Ils déléguèrent pourtant deux d’entre eux, un chevalier, Frère Raynaud de Pruin, et un prêtre, Frère Pierre de Boulogne, procureur de l’ordre près la cour pontificale. Quelques autres leur furent adjoints.

 

   Les commissaires firent ensuite recueillir par toutes les maisons de Paris, qui servaient de prison aux templiers, les dépositions de ceux qui voudraient défendre l’ordre. Ce fut un jour affreux qui pénétra dans les prisons de Philippe le Bel. Il en sortit d’étranges voix, les unes fières et rudes, d’autres pieuses, exaltées, plusieurs naïvement douloureuses. Un des chevaliers dit seulement : «Je ne puis pas plaider à moi seul contre le pape et le roi de France. » Quelques-uns remettent pour toute disposition une prière à la Sainte Vierge: «Marie, étoile des mers, conduis-nous au port du salut. » Mais la pièce la plus curieuse est une protestation en langue vulgaire, où, après avoir soutenu l’innocence de l’ordre, les chevaliers nous font connaître leur humiliante misère, le triste calcul de leurs dépenses. Étranges détails et qui font un cruel contraste avec la fierté et la richesse tant célébrée de cet ordre !... Les malheureux, sur leur pauvre paie de douze deniers par jour, étaient obligés de payer le passage de l’eau pour aller subir leurs interrogatoires dans la Cité, et de donner de l’argent à l’homme qui ouvrait ou rivait leurs chaînes.

 

   Enfin les défenseurs présentèrent un acte solennel au nom de l’ordre. Dans cette protestation singulièrement forte et hardie, ils déclarèrent ne pouvoir se défendre sans le grand maître, ni autrement que devant le concile général. Ils soutiennent: «Que la religion du Temple est sainte, pure et immaculée devant Dieu et son Père. L’institution régulière, l’observance salutaire, y ont toujours été, y sont encore en vigueur. Tous les frères n’ont qu’une profession de foi qui dans tout l’univers a été, est toujours observée de tous, depuis la fondation jusqu’au jour présent. Et qui dit ou croit autrement, erre totalement, pèche mortellement. » C’était une affirmation bien hardie de soutenir que tous étaient restés fidèles aux règles de la fondation primitive; qu’il n’y avait eu nulle déviation, nulle corruption. Lorsque le juste pêche sept fois par jour, cet ordre superbe se trouvait pur et sans péché. Un tel orgueil faisait frémir.

 

   Ils ne s’en tenaient pas là. Ils demandaient que les frères apostats fussent mis sous bonne garde jusqu’à ce qu’il apparût s’ils avaient porté un vrai témoignage.

 

   Ils auraient voulu encore qu’aucun laïque n’assistât aux interrogatoi­res. Nul doute, en effet, que la présence d’un Plasian, d’un Nogaret, n’intimidât les accusés et les juges.

 

   Ils finissent par dire que la commission pontificale ne peut aller plus avant: «Car enfin nous ne sommes pas en lieu sûr; nous sommes et avons toujours été au pouvoir de ceux qui suggèrent des choses fausses au seigneur roi. Tous les jours, par eux ou par d’autres, de vive voix, par lettres ou messages, ils nous avertissent de ne pas rétracter les fausses dépositions qui ont été arrachées par la crainte; qu’autrement nous serons brûlés.»

 

   Quelques jours après nouvelle protestation, mais plus forte encore, moins apologétique que menaçante et accusatrice. «Ce procès, disent-ils, a été soudain, violent, inique et injuste; ce n’est que violence atroce, intolérable erreur... Dans, les prisons et les tortures, beaucoup et beaucoup sont morts; d’autres en resteront infirmes pour leur vie; plusieurs ont été contraints de mentir contre eux-mêmes et contre leur ordre. Ces violences et ces tourments leur ont totalement enlevé le libre arbitre, c’est-à-dire tout ce que l’homme peut avoir de bon. Qui perd le libre arbitre, perd tout bien, science, mémoire et intellect... Pour les pousser au mensonge, au faux témoignage, on leur montrait des lettres où pendait le sceau du roi, et qui leur garantissaient la conservation de leurs membres, de la vie, de la liberté; on promettait de pourvoir soigneusement à ce qu’ils eussent de bons revenus pour leur vie ; on leur assurait d’ailleurs que l’ordre était condamné sans remède...»

 

Quelque habitué que l’on fût alors à la violence des procédures inquisitoriales, à l’immoralité des moyens employés communément pour faire parler les accusés, il était impossible que de telles paroles ne soulevassent les cœurs! Mais ce qui en disait plus que toutes les paroles, c’était le pitoyable aspect des prisonniers, leur face pâle et amaigrie, les traces hideuses des tortures... L’un d’eux, Humbert Dupuy, le quator­zième témoin, avait été torturé trois fois, retenu trente-six semaines au fond d’une tour infecte, au pain et à l’eau. Un autre avait été pendu par les parties génitales. Le chevalier Bernard Dugué (de Vado), dont on avait tenu les pieds devant un feu ardent, montrait deux os qui lui étaient tombés des talons.

 

   C’étaient là de cruels spectacles. Les juges mêmes, tout légistes qu’ils étaient, et sous leur sèche robe de prêtre, étaient émus et souffraient. Combien plus le peuple, qui chaque jour voyait ces malheureux passer l’eau en barque, pour se rendre dans la Cité, au palais épiscopal, où siégeait la commission ! L’indignation augmentait contre les accusateurs, contre les templiers apostats. Un jour, quatre de ces derniers se présentent devant la commission, gardant encore la barbe, mais portant leurs manteaux à la main. Ils les jettent aux pieds des évêques, et déclarent qu’ils renoncent à l’habit du Temple. Mais les juges ne les virent qu’avec dégoût; ils leur dirent qu’ils fissent dehors ce qu’ils voudraient.

 

   Le procès prenait une tournure fâcheuse pour ceux qui l’avaient commencé avec tant de précipitation et de violence. Les accusateurs tombaient peu à peu à la situation d’accusés. Chaque jour, les dépositions de ceux-ci révélaient les barbaries, les turpitudes de la première procédure. L’intention du procès devenait visible. On avait tourmenté un accusé pour lui faire dire à combien montait le trésor rapporté de la Terre sainte. Un trésor était-il un crime, un titre d’accusation?

 

   Quand on songe au grand nombre d’affiliés que le Temple avait dans le peuple, aux relations des chevaliers avec la noblesse, dont ils sortaient tous, on ne peut douter que le roi ne fût effrayé de se voir engagé si avant. Le but honteux, les moyens atroces, tout avait été démasqué. Le peuple, troublé et inquiet dans sa croyance depuis la tragédie de Boniface VIII, n’allait-il pas se soulever? Dans l’émeute des monnaies, le Temple avait été assez fort pour protéger Philippe le Bel ; aujourd’hui, tous les amis du Temple étaient contre lui...

 

   Ce qui aggravait encore le danger, c’est que dans les autres contrées de l’Europe, les décisions des conciles étaient favorables aux Templiers. Ils furent déclarés innocents, le 17 juin 1310 à Ravenne, le 1er juillet à Mayence, le 21 octobre â Salamanque. Dès le commencement de l’année, on pouvait prévoir ces jugements et la dangereuse réaction qui s’ensuivrait â Paris. Il fallait la prévenir, se réfugier dans l’audace. Il fallait â tout prix prendre en main le procès, le brusquer, l’étouffer.

 

   Au mois de février 1310, le roi s’était arrangé avec le pape. Il avait déclaré s’en remettre à lui pour le jugement de Boniface VIII. En avril, il exigea en retour que Clément nommât à l’archevêché de Sens le jeune Marigny, frère du fameux Enguerrand, vrai roi de France sous Philippe le Bel. Le 10 mai, l’archevêque de Sens assemble à Paris un Concile provincial, et y fait paraître les Templiers. Voilà deux tribunaux qui jugent en même temps les mêmes accusés, en vertu de deux bulles du pape. La commission alléguait la bulle qui lui attribuait le jugement. Le Concile s’en rapportait à la bulle précédente, qui avait rendu aux juges ordinaires leurs pouvoirs, d’abord suspendus. Il ne reste point d’acte de ce Concile, rien que le nom de ceux qui siégèrent et le nombre de ceux qu’ils firent brûler.

 

   Le 10 mai, le dimanche, jour où la commission était assemblée, les défenseurs de l’ordre s’étaient présentés devant l’archevêque de Nar­bonne et les autres commissaires pontificaux pour porter appel. L’archevêque de Narbonne répondit qu’un tel appel ne regardait ni lui ni ses collègues; qu’ils n’avaient pas à s’en mêler, puisque ce n’était pas de leur tribunal que l’on appelait; que s’ils voulaient parler pour la défense de l’ordre, on les entendrait volontiers.

 

   Les pauvres chevaliers supplièrent qu’au moins on les menât devant le Concile pour y porter leur appel, en leur donnant deux notaires qui en dresseraient acte authentique; ils priaient la commission, ils priaient même les notaires présents. Dans leur appel qu’ils lurent ensuite, ils se mettaient sous la protection du pape, dans les termes les plus pathétiques. «Nous réclamons les saints Apôtres, nous les réclamons encore une fois, c’est avec la dernière instance que nous les réclamons. » Les malheureu­ses victimes sentaient déjà les flammes et se serraient à l’autel qui ne pouvait les protéger.

 

   Tout le secours que leur avait ménagé ce pape sur lequel ils comptaient, et dont ils se recommandaient comme de Dieu, fut une timide et lâche consultation, où il avait essayé d’avance d’interpréter le mot de relaps, dans le cas où l’on voudrait appliquer ce nom à ceux qui avaient rétracté leurs aveux : « Il semble en quelque sorte contraire à la raison de juger de tels hommes comme relaps... En telles choses douteuses, il faut restreindre et modérer les peines.»

 

   Les commissaires pontificaux n’osèrent faire valoir cette consultation. Ils répondirent, le dimanche soir, qu’ils éprouvaient grande compassion pour les défenseurs de l’ordre et les autres frères ; mais que l’affaire dont s’occupaient l’archevêque de Sens et ses suffragants était tout autre que la leur; qu’ils ne savaient ce qui se faisait dans ce concile; que si la commission était autorisée par le Saint-Siège, l’archevêque de Sens l’était aussi; que l’une n’avait nulle autorité sur l’autre; qu’au premier coup d’œil, ils ne voyaient rien à objecter à l’archevêque de Sens ; que toutefois ils aviseraient.

 

   Pendant que les commissaires avisaient, ils apprirent que cinquante-quatre templiers allaient être brûlés. Un jour avait suffi pour éclairer suffisamment l’archevêque de Sens et ses suffragants. Suivons pas à pas le récit des notaires de la commission pontificale, dans sa simplicité terrible.

 

   «Le mardi 12, pendant l’interrogatoire du Frère Jean Bertaud, iI vint à la connaissance des commissaires que cinquante-quatre templiers allaient être brûlés. Ils chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans, clerc du roi, d’aller dire à l’archevêque de Sens et ses suffragants de délibérer mûrement et de différer, attendu que les frères morts en prison affirmaient, disait-on, sur le péril de leurs âmes, qu’ils étaient faussement accusés. Si cette exécution avait lieu, elle empêcherait les commissaires de procéder en leur office, les accusés étant tellement effrayés qu’ils semblaient hors de sens. En outre l’un des commissaires les chargea de signifier â l’archevêque que frère Raynaud de Pruin, Pierre de Boulogne, prêtre, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, chevaliers, avaient interjeté certain appel par-devant les commissaires.»

 

   Il y avait là une grave question de juridiction. Si le concile et l’archevêque de Sens reconnaissaient la validité d’un appel porté devant la commission papale, ils avouaient la supériorité de ce tribunal, et les libertés de l’Église gallicane étaient compromises. D’ailleurs sans doute les ordres du roi pressaient; le jeune Marigny, crée archevêque tout exprès, n’avait pas le temps de disputer. Il s’absenta pour ne pas recevoir les envoyés de la commission ; puis quelqu’un (on ne sait qui) révoqua en doute qu’ils eussent parlé au nom de la commission; Marigny douta aussi, et l’on passa outre.

 

   Les templiers, amenés le dimanche devant le concile, avaient été jugés le lundi; les uns, qui avouaient, mis en liberté; d’autres, qui avaient toujours nié, emprisonnés pour la vie ; ceux qui rétractaient leurs aveux, déclarés relaps. Ces derniers au nombre de cinquante-quatre, furent dégradés le même jour par l’évêque de Paris et livrés au bras séculier. Le mardi, ils furent brûlés à la Porte Saint-Antoine. Ces malheureux avaient, varié dans les prisons, mais ils ne varièrent point dans les flammes ils protestèrent jusqu’au bout de leur innocence. La foule était muette et comme stupide d’étonnement.

 

   Qui croirait que la commission pontificale eut le cœur de s’assembler le lendemain, de continuer cette inutile procédure, d’interroger pendant qu’on brûlait?

 

   «Le mardi 13 mai, par-devant les commissaires, fut amené Frère Aimeri de Villars-le-Duc, barbe rase, sans manteau ni habit du Temple, âgé, comme il disait, de cinquante ans, ayant été environ huit années dans l’ordre comme frère servant et vingt comme chevalier. Les seigneurs commissaires lui expliquèrent les articles sur lesquels il devait être interrogé. Mais le dit témoin, pâle et tout épouvanté, déposant sous serment et au péril de son âme, demandant, s’il mentait, à mourir subitement, et à être d’âme et de corps, en présence même de la commission, soudain englouti en enfer, se frappant la poitrine des poings, fléchissant les genoux et élevant les mains vers l’autel, dit que toutes les erreurs imputées à l’ordre étaient de toute fausseté, quoiqu’il en eût confessé quelques-unes au milieu des tortures auxquelles l’avaient soumis Guillaume de Marcillac et Hugues de Celles, chevaliers du roi. Il ajoutait pourtant qu’ayant vu emmener sur des charrettes, pour être brûlés, cinquante-quatre frères de l’ordre, qui n’avaient pas voulu confesser lesdites erreurs, et ayant entendu dire qu’ils avaient été brûlés, lui qui craignait, s’il était brûlé, de n’avoir pas assez de force et de patience, il était prêt à confesser et jurer par crainte, devant les commissaires ou autres, toutes les erreurs imputées à l’ordre, à dire même, si l’on voulait, qu’il avait tué Notre-Seigneur... Il suppliait et conjurait lesdits commissai­res et nous, notaires présents, de ne point révéler aux gens du roi ce qu’il venait de dire, craignant, disait-il, que s’ils en avaient connaissance, il ne fût livré au même supplice que les cinquante-quatre templiers... Les commissaires, voyant le péril qui menaçait les déposants s’ils continuaient à les entendre pendant cette terreur, et mus encore par d’autres causes, résolurent de surseoir pour le présent. »

 

   La commission semble avoir été émue de cette scène terrible. Quoique affaiblie par la désertion de son président, l’archevêque de Narbonne et l’évêque de Bayeux, qui ne venaient plus aux séances, elle essaya de sauver, s’il en était encore temps, les trois principaux défenseurs.

 

   «Le lundi 18 mai, les commissaires pontificaux chargèrent le prévôt de l’église de Poitiers et l’archidiacre d’Orléans d’aller trouver de leur part le vénérable père en Dieu, le seigneur archevêque de Sens et ses suffragants, pour réclamer les défenseurs, Pierre de Boulogne, Guillaume de Chambonnet et Bertrand de Sartiges, de sorte qu’ils pussent être amenés sous bonne garde toutes les fois qu’ils le demanderaient, pour la défense de l’ordre.» Les commissaires avaient bien soin d’ajouter qu’ils ne voulaient faire aucun empêchement à l’archevêque de Sens et à son concile, mais seulement décharger leur conscience.

 

   «Le soir, les commissaires se réunirent à Sainte-Geneviève dans la chapelle de Saint-Éloi, et reçurent des chanoines qui venaient de la part de l’archevêque de Sens. L’archevêque répondait qu’il y avait deux ans que le procès avait été commencé contre les chevaliers ci-dessus nommés, comme membres particuliers de l’ordre, qu’il voulait le terminer selon la forme du mandat apostolique. Que du reste il n’entendait aucunement troubler les commissaires en leur office. » Effroyable dérision!

 

   «Les envoyés de l’archevêque de Sens s’étant retirés, on amena devant les commissaires Raynaud de Pruin, Chambonnet et Sartiges, lesquels annoncèrent qu’on avait séparé d’eux Pierre de Boulogne sans qu’ils sussent pourquoi, ajoutant qu’ils étaient gens simples, sans expérience, d’ailleurs stupéfaits et troublés, en sorte qu’ils ne pouvaient rien ordonner ni dicter pour la défense de l’ordre sans le conseil dudit Pierre. C’est pourquoi ils suppliaient les commissaires de le faire venir, de l’entendre, et de savoir comment et pourquoi il avait été retiré d’eux, et s’il voulait persister dans la défense de l’ordre ou l’abandonner. Les commissaires ordonnèrent au prévôt ,de Poitiers et à Jehan de Teinville, que le lendemain au matin ils amenassent ledit frère en leur présence.»

 

   Le lendemain, on ne voit pas que Pierre de Boulogne ait comparu. Mais une foule de templiers vinrent déclarer qu’ils abandonnaient la défense. Le samedi, la commission, délaissée encore par un de ses membres, s’ajourna au 3 novembre suivant.

   A cette époque, les commissaires étaient moins nombreux encore. Ils se trouvaient réduits à trois. L’archevêque de Narbonne avait quitté Paris pour le service du roi. L’évêque de Bayeux était près du pape de la part du roi. L’archidiacre de Maguelonne était malade. L’évêque de Limoges s’était mis en route pour venir, mais le roi lui avait fait dire qu’il fallait surseoir encore jusqu’au prochain Parlement. Les membres présents firent pourtant demander à la porte de la salle si quelqu’un avait quelque chose à dire, pour l’Ordre du Temple. Personne ne se présenta.

 

   Le 27 décembre, les commissaires reprirent les interrogatoires et redemandèrent les deux, principaux défenseurs de l’ordre. Mais le premier de tous, Pierre de Boulogne, avait disparu. Son collègue, Raynaud de Pruin, ne pouvait plus répondre, disait-on, ayant été dégradé par l’archevêque de Sens. Vingt-six chevaliers, qui déjà a’vaient fait serment comme devant déposer, furent retenus par les gens du roi, et ne purent se présenter.

 

   C’est une chose admirable qu’au milieu de ces violences, et dans un tel péril, II se soit trouvé un certain nombre de chevaliers pour soutenir l’innocence de l’ordre; mais ce courage fut rare. La plupart étaient sous l’impression d’une profonde terreur.

 

    La perte des templiers était partout poursuivie avec acharnement dans les conciles provinciaux; neuf chevaliers venaient encore d’être brûlés à Senlis. Les interrogatoires avaient lieu sous la terreur des exécutions. Le procès était étouffé dans les flammes... La commission continua ses séances jusqu’au 11juin 1311. Le résultat de ses travaux est consigné dans un registre, qui finit par ses paroles: «Pour surcroît de précaution, nous avons déposé ladite procédure, rédigée par les notaires en acte authentique, dans le trésor de Notre-Dame de Paris, pour n’être exhibée à personne que sur lettre spéciale de Votre Sainteté.»

 

   Dans tous les États de la chrétienté, on supprima l’ordre, comme inutile ou dangereux. Les rois prirent les biens ou les donnèrent aux autres ordres. Mais les individus furent ménagés. Le traitement le plus sévère qu’ils éprouvèrent fut d’être emprisonnés dans des monastères, souvent dans leurs propres couvents. C’est l’unique peine à laquelle on condamna en Angleterre les chefs de l’ordre qui s’obstinaient à nier.

 

   Les templiers furent condamnés en Lombardie et en Toscane, justifiés à Ravenne et à Bologne. En Castille, on les jugea innocents. Ceux d’Aragon, qui avaient des places fortes, s’y jetèrent et firent résistance, principalement dans leur fameux fort de Monçon. Le roi d’Aragon emporta ces forts, et ils n’en furent pas plus mal traités. On créa l’Ordre de Monteza, où ils entrèrent en foule. En Portugal, ils recrutèrent les Ordres d’Avis et du Christ. Ce n’était pas dans l’Espagne, en face des Maures, sur la terre classique de la croisade, qu’on pouvait songer à proscrire les vieux défenseurs de la chrétienté.

 

   La conduite des autres princes, à l’égard des templiers, faisait la satire de Philippe le Bel. Le pape blâma cette douceur; il reprocha aux rois d’Angleterre, de Castille, d’Aragon, de Portugal, de n’avoir pas employé les tortures. Philippe l’avait endurci, soit en lui donnant part aux dépouilles, soit en lui abandonnant le jugement de Boniface. Le roi de France s’était décidé à céder quelque peu sur ce dernier point. Il voyait tout remuer autour de lui. Les États sur lesquels il étendait son influence semblaient près d’y échapper. Les barons anglais voulaient renverser le gouvernement des favoris d’Édouard II, qui les tenait humiliés devant la France. Les gibelins d’Italie appelaient le nouvel empereur, Henri de Luxembourg, pour détrôner le petit-fils de Charles d’Anjou, le roi Robert, grand clerc et pauvre roi, qui n’était habile qu’en astrologie. La maison de France risquait de perdre son ascendant dans la chrétienté. L’Empire, qu’on avait cru mort, menaçait de revivre. Dominé par ces craintes, Philippe permit à Clément de déclarer que Boniface n’était point hérétique, en assurant toutefois que le roi avait agi sans malignité, qu’il eût plutôt, comme un autre Sem, caché la honte, la nudité paternelle. Nogaret lui-même est absous, à la condition qu’il ira à la croisade (s’il y a croisade), et qu’il servira toute la vie à la Terre sainte ; en attendant, il fera tel et tel pèlerinage. Le continuateur de Nangis ajoute malignement une autre condition, c’est que Nogaret fera le pape son héritier.

 

   Il y eut ainsi compromis. Le roi cédant sur Boniface, le pape lui abandonna les templiers. Il livrait les vivants pour sauver un mort. Mais ce mort était la papauté elle-même.

 

   Ces arrangements faits en famille, il restait à les faire approuver par l’Église. Le Concile de Vienne s’ouvrit le 16 octobre 1312, concile oecuménique, où siégèrent plus de trois cents évêques; mais il fut plus solennel encore par la gravité des matières que par le nombre des assistants.

 

   D’abord on devait parler de la délivrance des saints lieux. Tout concile en parlait; chaque prince prenait la croix, et tous restaient chez eux. Ce n’était qu’un moyen de tirer de l’argent.

 

   Le concile avait à régler deux grandes affaires, celle de Boniface et celle du Temple. Dès le mois de novembre, neuf chevaliers se présentèrent aux prélats, s’offrant bravement à défendre l’ordre, et déclarant que quinze cents ou deux mille des leurs étaient à Lyon ou dans les montagnes voisines, tout prêts à les soutenir. Effrayé de cette déclaration, ou plutôt de l’intérêt qu’inspirait le dévouement des neuf, le pape les fit arrêter.

 

   Dès lors, il n’osa plus rassembler le concile. Il tint les évêques inactifs tout l’hiver dans cette ville étrangère, loin de leur pays et de leurs affaires, espérant sans doute les vaincre par l’ennui, et les pratiquant un à un.

 

   Le concile avait encore un objet, la répression des mystiques, béghards et franciscains spirituels. Ce fut une triste chose de voir devant le pape de Philippe le Bel, aux genoux de Bertrand de Gott, le pieux et enthousiaste Ubertino, le premier auteur connu d’une Imitation de Jésus-Christ. Toute la grâce qu’il demandait pour lui et ses frères, les franciscains réformés, c’était qu’on ne les forçât pas de rentrer dans les couvents trop relâchés, trop riches, où ils ne se trouvaient pas assez pauvres à leur gré.

 

   L’Imitation, pour ces mystiques, c’était la charité et la pauvreté. Dans l’ouvrage le plus populaire de ce temps, dans La Légende dorée, un saint donne tout ce qu’il a, sa chemise même; il ne garde que son Évangile. Mais un pauvre survenant encore, le saint donne l’Évangile...

 

   La pauvreté, sœur de la charité, était alors l’idéal des franciscains. Ils aspiraient à ne rien posséder. Mais cela n’est pas si facile que l’on croit. Ils mendiaient, ils recevaient; le pain même reçu pour un jour, n’est-ce pas une possession? Et quand les aliments étaient assimilés, mêlés à leur chair, pouvait-on dire qu’ils ne fussent à eux ? Plusieurs s’obstinaient à le nier. Bizarre effort pour échapper vivant aux conditions de la vie.

 

   Cela pouvait paraître sublime ou risible; mais au premier coup d’œil, on n’en voyait pas le danger. Cependant, faire de la pauvreté absolue la loi de l’homme, n’est-ce pas condamner la propriété? Précisément comme, à la même époque, les doctrines de fraternité idéale et d’amour sans bornes annulaient le mariage, cette autre base de la société civile.

   A mesure que l’autorité s’en allait, que le prêtre tombait dans l’esprit des peuples, la religion, n’étant plus contenue dans les formes, se répandait en mysticisme.

 

     Les Petits Frères (fraticelli) mettaient en commun les biens et les femmes. A l’aurore de l’âge de charité, disaient-ils, on ne pouvait rien garder pour soi. Dans l’Italie, où l’imagination est impatiente, au Piémont, pays d’énergie, ils entreprirent de fonder sur une montagne la première cité vraiment fraternelle. Ils y soutinrent un siège sous leur chef, le brave et éloquent Dulcino. Sans doute, il y avait quelque chose en cet homme: lorsqu’il fut pris et déchiré avec des tenailles ardentes, sa belle Margareta refusa tous les chevaliers qui voulaient la sauver en l’épousant, et aima mieux partager, cet effroyable supplice.

 

   Les femmes tiennent une grande place dans l’histoire de la religion à cette époque. Les grands saints sont des femmes: sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne. Les grands hérétiques sont aussi des femmes. En 1310, en 1315, on voit, selon le continuateur de Nangis, des femmes d’Allemagne ou des Pays-Bas enseigner que l’âme, anéantie dans l’amour du Créateur, peut laisser faire le corps, sans plus s’en soucier. Déjà (1300) une Anglaise était venue en France, persuadée qu’elle était le Saint-Esprit incarné pour la rédemption des femmes; on la croyait volontiers; elle était belle et de doux langage.

 

   Le mysticisme des franciscains n’était guère moins alarmant. Le pape devait condamner leur trop rigoureuse logique, leur charité, leur pauvreté absolue. L’idéal devait être condamné, l’idéal des vertus chrétiennes!

 

   Chose dure et odieuse à dire! combien plus choquante encore, quand la condamnation partait de la bouche d’un Clément V ou d’un Jean XXII. Quelque morte que pût être la conscience de ces papes, ne devaient-ils pas se troubler et souffrir en eux-mêmes, quand il leur fallait juger, proscrire, ces malheureux sectaires, cette folle sainteté, dont tout le crime était de vouloir être pauvres, de jeûner, de pleurer d’amour, de s’en aller pieds nus par le monde, de jouer, innocents comédiens, le drame suranné de Jésus?

 

   L’affaire des templiers fut reprise au printemps. Le roi mit la main sur Lyon, leur asile. Les bourgeois l’avaient appelé contre leur archevêque; cette ville impériale était délaissée de l’Empire, et elle convenait trop bien au roi, non seulement comme le nœud de la Saône et du Rhône, la pointe de la France à l’est, la tête de route vers les Alpes ou la Provence, mais surtout comme asile de mécontents, comme nid d’hérétiques. Philippe y tint une assemblée de notables. Puis il vint au concile avec ses fils, ses princes et un grand cortège de gens armés; il siégea à côté du pape, un peu au-dessous.

 

   Jusque-là, les évêques s’étaient montrés peu dociles: ils s’obstinaient à vouloir entendre la défense des templiers. Les prélats d’Italie, moins un seul; ceux d’Espagne, ceux d’Allemagne et de Danemark; ceux d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; les Français même, sujets de Philippe (sauf les archevêques de Reims, de Sens et de Rouen), déclarèrent qu’ils ne pouvaient condamner sans entendre.

 

   Il fallut donc qu’après avoir assemblé le concile, le pape s’en passât. Il assembla ses évêques les plus sûrs, et quelques cardinaux, et dans ce consistoire, il abolit l’ordre, de son autorité pontificale. L’abolition fut prononcée ensuite, en présence du roi et du concile. Aucune réclamation ne s’éleva.

 

   Il faut avouer que ce procès n’était pas de ceux qu’on peut juger. Il embrassait l’Europe entière ; les dépositions étaient par milliers, les pièces innombrables ; les procédures avaient différé dans les différents États. La seule chose certaine, c’est que l’ordre était désormais inutile, et de plus dangereux. Quelque peu honorables qu’aient été ses secrets motifs, le pape agit sensément. Il déclare dans sa bulle explicative, que les informations ne sont pas assez sûres, qu’il n’a pas le droit de juger, mais que l’ordre est suspect : ordinem valde suspectum. Clément XIV n’agit pas autrement à l’égard des jésuites.

 

   Clément V s’efforça ainsi de couvrir l’honneur de l’Église. Il falsifia secrètement les registres de Boniface, mais il ne révoqua par-devant le concile qu’une seule de ses bulles (Clericis laïcos), celle qui ne touchait point la doctrine, mais qui empêchait le roi de prendre l’argent du clergé.

 

   Ainsi, ces grandes querelles d’idées et de principes retombèrent aux questions d’argent. Les biens du Temple devaient être employés à la délivrance de la Terre sainte, et donnés aux hospitaliers. On accusa même cet ordre d’avoir acheté l’abolition du Temple. S’il le fit, il fut bien trompé. Un historien assure qu’il en fut plutôt appauvri.

 

   Jean XXII se plaignait, en 1316, de ce que le roi se payait de la garde des templiers, en saisissant les biens mêmes des hospitaliers. En 1317, ils furent trop heureux de donner quittance finale aux administrateurs royaux des biens du Temple. Le pape s’affligeait, en 1309, de n’avoir encore qu’un peu de mobilier, pas même de quoi couvrir les frais. Mais il n’eut pas finalement à se plaindre.

 

   Restait une triste partie ,de la succession du Temple, la plus embarrassante. Je parle des prisonniers que le roi gardait à Paris, particulièrement du grand maître. Écoutons, sur ce tragique événement, le récit de l’historien anonyme, du continuateur de Guillaume de Nangis:

 

   «Le grand maître du ci-devant Ordre du Temple et trois autres templiers, le visitateur de France, les maîtres de Normandie et d’Aquitaine, sur lesquels le pape s’était réservé de prononcer définitive­ment, comparurent par-devant l’archevêque de Sens, et une assemblée d’autre prélats et docteurs en droit divin et en droit canon, convoqués spécialement dans ce but à Paris sur l’ordre du pape, par l’évêque d’Albano et deux autres cardinaux légats. Comme les quatre susdits avouaient les crimes dont ils étaient chargés publiquement et solennelle­ment, et qu’ils persévéraient dans cet aveu et paraissaient vouloir y persévérer jusqu’à la fin, après mûre délibération du conseil, sur la place du parvis de Notre-Dame, le lundi après la Saint-Grégoire, ils furent condamnés à être emprisonnés pour toujours et murés. Mais comme les cardinaux croyaient avoir mis fin à l’affaire, voilà que tout à coup, sans qu’on pût s’y attendre, deux des condamnés, le maître d’Outre-Mer et le maître de Normandie, se défendent opiniâtrement contre le cardinal qui venait de parler et contre l’archevêque de Sens, en reviennent à renier leur confession et tous leurs aveux précédents, sans garder de mesure, ,au grand étonnement de tous. Les cardinaux les remirent au prévôt de Paris, qui se trouvait présent, pour les garder jusqu’à ce qu’ils en eussent plus pleinement délibéré le lendemain. Mais dès que le bruit en vint aux oreilles du roi, qui était alors dans son palais royal, ayant communiqué avec les siens, sans appeler les clercs, par un avis prudent, vers le soir du même jour, il les fit brûler tous deux sur le même bûcher dans une petite île de la Seine, entre le Jardin-Royal et l’église des Frères-Ermites-de-Saint-Augustin. Ils parurent soutenir les flammes avec tant de fermeté et de résolution, que, la constance de leur mort et leurs dénégations finales frappèrent la multitude d’admiration et de stupeur. Les deux autres furent enfermés, comme le portait leur sentence.»

 

   Cette exécution, à l’insu des juges, fut évidemment un assassinat. Le roi, qui, en 1310, avait au moins réuni un concile pour faire’ périr les cinquante-quatre, dédaigna ici toute apparence de droit et n’employa que la force. Il n’avait pas même ici l’excuse du danger, la raison d’État, celle du Salu populi, qu’il inscrivait sur ses monnaies. Non, il considéra la dénégation du grand maître comme un outrage personnel, une insulte à la royauté, tant compromise dans cette affaire. Il le frappa sans doute comme reum laesae majestatis.

 

   Maintenant, comment expliquer les variations ,du grand maître et sa dénégation finale ? Ne semble-t-il pas que, par fidélité chevaleresque, par orgueil militaire, il ait couvert à tout prix l’orgueil de l’ordre? que la superbe du Temple se soit réveillée au dernier moment? que le vieux chevalier, laissé sur la brèche comme dernier défenseur, ait voulu, au péril de son âme, rendre à jamais impossible le jugement de l’avenir sur cette obscure question?

 

   On peut dire aussi que les crimes reprochés à l’ordre étaient particuliers à telle province du Temple, à telle maison, que l’ordre en était innocent; que Jacques Molay, après avoir avoué comme homme, et par humilité, put nier comme grand maître.

   Mais il y a autre chose à dire. Le principal chef d’accusation, le reniement, reposait sur une équivoque. Ils pouvaient avouer qu’ils avaient renié, sans être en effet apostats. Ce reniement, plusieurs le déclarèrent, était symbolique ; c’était une imitation du reniement de saint Pierre, une de ces pieuses comédies dont l’Église antique entourait les actes les plus sérieux de la religion, mais dont la tradition commençait à se perdre au XIVème siècle. Que cette cérémonie ait été quelquefois accomplie avec une légèreté coupable, ou même avec une dérision impie, c’était le crime de quelques-uns et non la règle de l’ordre.

 

   Cette accusation est pourtant ce qui perdit le Temple. Ce ne fut pas seulement l’infamie des mœurs; elle n’était pas générale. Ce ne fut pas l’hérésie, les doctrines gnostiques; vraisemblablement les chevaliers s’occupaient peu de dogme.

 

   La vraie cause de leur ruine, celle qui mit tout le peuple contre eux, qui ne leur laissa pas un défenseur parmi tant de familles nobles auxquelles ils appartenaient, ce fut cette monstrueuse accusation d’avoir renié et craché sur la croix. Cette accusation est justement celle qui fut avouée du plus grand nombre. La simple énonciation du fait éloignait d’eux tout le monde; chacun se signait et ne voulait plus rien entendre.

 

   Ainsi l’ordre qui avait représenté au plus haut degré le génie symbolique du Moyen Age mourut d’un symbole non compris.

 

   Cet événement n’est qu’un épisode de la guerre éternelle que soutiennent l’un contre l’autre l’esprit et la lettre, la poésie et la prose. Rien n’est cruel, ingrat, comme la prose, au moment où elle méconnaît les vieilles et vénérables formes poétiques, dans lesquelles elle a grandi. Le symbolisme occulte et suspect du Temple n’avait rien à espérer au moment où le symbolisme pontifical, jusque-là révéré du monde entier, était lui-même sans pouvoir.

 

   La poésie mystique de l’Unam sanctam, qui eût fait tressaillir tout le XIIC siècle, ne disait plus rien aux contemporains de Pierre Flotte et de Nogaret. Ni la colombe, ni l’arche, ni la tunique sans couture, tous ces innocents symboles ne pouvaient plus défendre la papauté. Le glaive spirituel était émoussé. Un âge prosaïque et froid commençait qui n’en sentait plus le tranchant.      

               

   Ce qu’il y a de tragique ici, c’est que l’Église est tuée par l’Église.

 

   Boniface est moins frappé par le gantelet de Colonna que par les adhésions des gallicans à l’appel de Philippe le Bel.

 

   Le Temple est poursuivi par les inquisiteurs, aboli par le pape; les dépositions les plus graves contre les templiers sont celles des prêtres. Nul doute que le pouvoir d’absoudre, qu’usurpaient les chefs de l’ordre, ne leur ait fait des ecclésiastiques d’irréconciliables ennemis.

 

   Quelle fut sur les hommes d’alors l’impression de ce grand suicide de l’Église, les inconsolables tristesses de Dante le disent assez. Tout ce qu’on avait cru ou révéré, papauté, chevalerie, croisade, tout semblait finir.

 

   Le Moyen Age est déjà une seconde Antiquité qu’il faut avec Dante, chercher chez les morts. Le dernier poète de l’âge symbolique vit assez pour pouvoir lire la prosaïque allégorie du Roman de la Rose. L’allégorie tue le symbole, la prose, la poésie.

 

   Suite du règne de Philippe le Bel - Ses trois fils -Procès - Institutions - 1314-1328

 

   La fin du procès du temple fut le commencement de vingt autres. Les premières années du XIVème siècle ne sont qu’un long procès. Ces hideuses tragédies avaient troublé les imaginations, effarouché les âmes. Il y eut comme une épidémie de crimes. Des supplices atroces, obscènes, qui. étaient eux-mêmes des crimes, les punissaient et les provoquaient.

 

   Mais les crimes eussent-ils manqué, ce gouvernement de robe longue, de jugeurs, ne pouvait s’arrêter aisément, une fois en train de juger. L’humeur militante des gens du roi, si terriblement éveillée par leurs campagnes contre Boniface et contre le Temple, ne pouvait plus se passer de guerre. Leur guerre, leur passion, c’était un grand procès, un grand et terrible procès, des crimes affreux, étranges, punis dignement par de grands supplices. Rien n’y manquait, si le coupable était un personnage. Le populaire apprenait alors à révérer la robe; le bourgeois enseignait à ses enfants à ôter le chaperon devant Messires, à s’écarter devant leur mule, lorsqu’au soir, par les petites rues de la cité, ils revenaient attardés de quelque fameux jugement.

 

   Les accusations vinrent en foule; ils n’eurent point à se plaindre:empoisonnements, adultères, faux, sorcellerie surtout. Cette dernière était mêlée à toutes ; elle en faisait l’attrait et l’horreur. Le juge frissonnait sur son siège lorsqu’il apportait au tribunal les pièces de conviction, philtres, amulettes, crapauds, chats noirs, images percées d’aiguilles... Il y avait en ces causes une violente curiosité, un âcre plaisir de vengeance et de peur. On ne s’en rassasiait pas. Plus on brûlait, plus il en venait.

 

   On croirait volontiers que ce temps est le règne du Diable, n’étaient les belles ordonnances qui y apparaissent par intervalles, et y font comme la part de Dieu... L’homme est violemment disputé par les deux puissances. On croit assister au drame de Bartole: l’homme par-devant Jésus, le Diable demandeur, la Vierge défendeur. Le Diable réclame l’homme comme sa chose, alléguant la longue possession. La Vierge prouve qu’il n’y a pas prescription, et montre que l’autre abuse des textes.

 

   La Vierge a forte partie à cette époque. Le Diable est lui-même du siècle ; il en réunit les caractères, les mauvaises industries. Il tient du juif et de l’alchimiste, du scolastique et du légiste.

 

   La diablerie, comme science, avait dès lors peu de progrès à faire. Elle se formait comme art. La démonologie enfantait la sorcellerie. Il ne suffisait pas de pouvoir distinguer et classer des légions de diables, d’en savoir les noms, les professions, les tempéraments ; il fallait apprendre à les faire servir aux usages de l’homme. Jusque-là on avait étudié les moyens de les chasser ; on chercha désormais ceux de les faire venir. Cet effroyable peuple de tentateurs s’accrut sans mesure. Chaque clan d’Écosse, chaque grande maison de France, d’Allemagne, chaque homme presque avait le sien. Ils accueillaient toutes les demandes secrètes qu’on ne peut faire à Dieu, écoutaient. tout ce qu’on n’ose dire... On les trouvait partout. Leur vol de chauve-souris obscurcissait presque la lumière et le jour de Dieu. On les avait vus enlever en plein jour un homme qui venait de communier, et qui se faisait garder par ses amis, cierges allumés.

 

   Le premier de ces vilains procès de sorcellerie, où il n’y avait des deux côtés que malhonnêtes gens, est celui de Guichard, évêque de Troyes, accusé d’avoir, par engin et maléfice, procuré la mort de la femme de Philippe le Bel. Cette mauvaise femme, qui avait recommandé l’égorgement des Flamands (voyez plus haut), est celle aussi qui, selon une tradition plus célèbre que sûre, se faisait amener, la nuit, des étudiants à la Tour de Nesle, pour les faire jeter à l’eau quand elle s’en était servie. Reine de son chef pour la Navarre, comtesse de Champagne, elle en voulait à l’évêque, qui pour finance avait sauvé un homme qu’elle haïssait. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour ruiner Guichard. D’abord, elle l’avait fait chasser du conseil et forcé de résider en Champagne. Puis elle avait dit qu’elle perdrait son comté de Champagne, ou lui son évêché. Elle le poursuivait pour je ne sais quelle restitution. Guichard demanda d’abord à une sorcière un moyen de se faire aimer de la reine, puis un moyen de la faire mourir. Il alla, dit-on, la nuit chez un ermite pour maléficier la reine et l’envoûter. On fit une reine de cire, avec l’assistance d’une sage-femme ; on la baptisa Jeanne, avec parrain et marraine, et on la piqua d’aiguilles. Cependant la vraie Jeanne ne mourait pas. L’évêque revint plus d’une fois à l’ermitage, espérant s’y mieux prendre. L’ermite eut peur, se sauva et dit tout. La reine mourut peu après. Mais soit qu’on ne pût rien prouver, soit que Guichard eût trop d’amis en cour, son affaire traîna. On le retint en prison.

 

   Le Diable, entre autres métiers, faisait celui d’entremetteur. Un moine, dit-on, trouva moyen par lui de salir toute la maison de Philippe le Bel. Les trois princesses ses belles-filles, épouses de ses trois fils, furent dénoncées et saisies. On arrêta en même temps deux frères, deux chevaliers normands qui étaient attachés au service des princesses. Ces malheureux avouèrent dans les tortures que, depuis trois ans, ils péchaient avec leurs jeunes maîtresses «et même dans les plus saints jours ». La pieuse confiance du Moyen Age, qui ne craignait pas d’enfermer une grande dame avec ses chevaliers dans l’enceinte d’un château, d’une étroite tour, le vasselage qui faisait aux jeunes hommes un devoir féodal des soins les plus doux, était une dangereuse épreuve pour la nature humaine, quand la religion faiblissait. Le Petit Jehan de Saintré, ce conte ou cette histoire du temps de Charles VI, ne dit que trop bien tout cela.

 

   Que la faute fût réelle ou non, la punition fut atroce. Les deux chevaliers, amenés sur la place du Martroi, près l’orme Saint-Gervais, y furent écorchés vifs, châtrés, décapités, pendus par les aisselles. De même que les prêtres cherchaient, pour venger Dieu, des supplices infinis, le roi, ce nouveau dieu du monde, ne trouvait point de peines assez grandes pour satisfaire à sa majesté outragée. Deux victimes ne suffirent pas. On chercha des complices. On prit un huissier du palais, puis une foule d’autres, hommes ou femmes, nobles ou roturiers; les uns furent jetés à la Seine, les autres mis à mort secrètement.

 

   Des trois princesses, une seule échappa. Philippe le Long, son mari, n’avait garde de la trouver coupable ; il lui aurait fallu rendre la Franche-Comté qu’elle lui avait apportée en dot. Pour les deux autres, Marguerite’ et Blanche, épouses de Louis le Hutin et de Charles le Bel, elles furent honteusement tondues et jetées dans un château fort. Louis, à son avènement, fit étrangler la sienne (15 avril 1315), afin de pouvoir se remarier. Blanche, restée seule en prison, fut bien plus malheureuse.

 

   Une fois dans cette voie de crimes, l’essor étant donné aux imaginations, toute mort passe pour emprisonnement ou maléfice. La femme du roi est emprisonnée, sa sœur aussi. L’empereur Henri VII le sera dans l’hostie. Le comte’ de Flandre manque de l’être par son fils. Philippe le Bel l’est, dit-on, par ses ministres, par ceux qui perdaient le plus à sa mort, et non seulement Philippe, mais son père, mort trente ans auparavant. On remonterait volontiers plus haut pour trouver des crimes.

 

   Tous ces bruits effrayaient le peuple. Il aurait voulu apaiser Dieu et faire pénitence. Entre les famines et les banqueroutes des monnaies, entre les vexations du Diable et les supplices du roi, ils s’en allaient par les villes, pleurant, hurlant, en sales processions de pénitents tout nus, de flagellants obscènes; mauvaises dévotions qui menaient au péché.

 

   Tel était le triste état du monde, lorsque Philippe et son pape s’en allèrent en l’autre chercher leur jugement.

 

   Jacques Molay les avait, dit-on, de son bûcher, ajournés à un an pour comparaître devant Dieu. Clément partit le premier. Il avait peu auparavant vu en songe tout son palais en flammes. «Depuis, dit son biographe, il ne fut plus gai et ne dura guère.»

 

   Sept mois après, ce fut le tour de Philippe. Il mourut dans sa maison de Fontainebleau. Il est enterré dans la petite église d’Avon.

 

   Quelques-uns le font mourir à la chasse, renversé par un sanglier. Dante, avec sa verve de haine, ne trouve pas, pour le dire, de mot assez bas « Il mourra d’un coup de couenne, le faux-monnayeur! »

 

   Mais l’historien français, contemporain, ne parle point de cet accident. Il dit que Philippe s’éteignit, sans fièvre, sans mal visible, au grand étonnement des médecins. Rien n’indiquait qu’il dût mourir si tôt; il n’avait que quarante-six ans. Cette belle et muette figure avait paru impassible au milieu de tant d’événements. Se crut-il secrètement frappé par la malédiction de Boniface ou du grand maître? ou bien plutôt le fut-il par la confédération des grands du royaume, qui se forma contre lui l’année même de sa mort? Les barons et les nobles l’avaient suivi à l’aveugle contre le pape ; ils n’avaient pas fait entendre un mot en faveur de leurs frères, des cadets de la noblesse; je parle des templiers. Les atteintes portées à leurs droits de justice et de monnaie leur firent perdre patience. Au fond, le roi des légistes, l’ennemi de la féodalité, n’avait pas d’autre force militaire à lui opposer que la force féodale. C’était un cercle vicieux d’où il ne pouvait plus sortir. La mort le tira d’affaire.

 

   Quelle part eut-il réellement aux grands évènements de son règne, on l’ignore. Seulement, on le voit parcourir sans cesse le royaume. Il ne se fait rien de grand en bien ou en mal, qu’il n’y soit en personne: à Courtrai et à Mons-en-Puelle (1302, 1304), à Saint-Jean-d’Angély, à Lyon (1305), à Poitiers et à Vienne (1308, 1313).

 

   Ce prince paraît avoir été rangé et régulier. Nulle trace de dépense privée. Il comptait avec son trésorier tous les vingt-cinq jours.

 

Fils d’une Espagnole, élevé par le dominicain Egidio de Rome, de la maison de Colonna, il eut quelque chose du sombre esprit de saint Dominique, comme Saint Louis la douceur mystique de l’Ordre de Saint­François. Egidio avait écrit pour son élève un livre De regimine principum, et il n’eut pas de peine à lui inculquer le dogme du droit illimité des rois.

 

   Philippe s’était fait traduire la consolation de Boèce, les livres de Vegèce sur l’art militaire, et les lettres d’Abailard et d’Héloïse. Les infortunes universitaires et amoureuses du célèbre professeur, si maltraité des prêtres, étaient un texte populaire au milieu de cette grande guerre du roi contre le clergé. Philippe le Bel s’appuyait sur l’Université de Paris ; il caressait cette turbulente république, et elle le soutenait. Tandis que Boniface cherchait à s’attacher les mendiants, l’Université les persécutait par son fameux docteur Jean Pique-Ane (Pungensasinum), champion du roi contre le pape. Au moment où les templiers furent arrêtés, Nogaret réunit tout le peuple universitaire au Temple, maîtres et écoliers, théologiens et artistes, pour leur lire l’acte d’accusation. C’était une force que d’avoir pour soi un tel corps, et dans la capitale. Aussi le roi ne souffrit pas que Clément V érigeât les écoles d’Orléans en Université, et créât une rivale à son Université de Paris.

 

   Ce règne est une époque de fondation pour l’Université. Il s’y fonde plus de collèges que dans tout le XIIIème siècle, et les plus célèbres collèges. La femme de Philippe le Bel, malgré sa mauvaise réputation, fonde le Collège de Navarre (1304), ce séminaire de gallicans, d’où sortirent d’Aily, Gerson et Bossuet. Les conseillers de Philippe le Bel, qui avaient aussi beaucoup à expier, font presque tous de semblables fondations. L’archevêque Gilles d’Aiscelin, le faible et servile juge des templiers, fonda ce terrible collège; la plus pauvre et la plus démocratique des écoles universitaires, ce Mont-Aigu, où l’esprit et les dents, selon le proverbe, étaient également aigus. Là, s’élevaient, sous l’inspiration de la famine, les pauvres écoliers, les pauvres maîtres, qui rendirent illustre le nom de Cappets; chétive nourriture, mais amples privilèges; ils ne dépendaient pour la confession, ni de l’évêque de Paris, ni même du pape.

 

   Que Philippe le Bel ait été ou non un méchant homme ou un mauvais roi, on ne peut méconnaître en son règne la grande ère de l’ordre civil en France, la fondation de la monarchie moderne. Saint Louis est encore un roi féodal. On peut mesurer d’un seul mot tout le chemin qui se fit de l’un à l’autre. Saint Louis assembla les députés des villes du Midi, Philippe le Bel ceux des États de France. Le premier fit des établissements pour ses domaines, le second des ordonnances pour le royaume. L’un posa en principe la suprématie de la justice royale sur celles des seigneurs, l’appel au roi; il essaya de modérer les guerres privées par la quarantaine et l’assurement. Sous Philippe le Bel, l’appel au roi se trouve si bien établi, que le plus ‘indépendant des grands feudataires, le duc de Bretagne, demande, comme grâce singulière, d’en être exempté. Le Parlement de Paris écrit pour le roi au plus éloigné des barons, au comte de Comminges, ce petit roi des Hautes-Pyrénées, les paroles suivantes qui, un siècle plus tôt, n’eussent pas même été comprises: «Dans tout le royaume, la connaissance et la punition du port d’armes n’appartient qu’à nous. »

 

   Au commencement de ce règne, la tendance nouvelle s’annonce fortement. Le roi veut exclure les prêtres de la justice et des charges municipales. Il protège les juifs et les hérétiques, il augmente la  taxe royale sur les amortissements, sur les acquisitions d’immeubles par les Églises. Il défend les guerres privées, les tournois. Cette défense motivée sur le besoin que le roi a de ses hommes pour la guerre de Flandre, est souvent répétée; une fois même, le roi ordonne à ses prévôts d’arrêter ceux qui vont aux tournois. A chaque campagne, il lui fallait faire la presse, et réunir malgré elle cette indolente chevalerie qui se souciait peu des affaires du roi et du royaume.

 

   Ce gouvernement ennemi de la féodalité et des prêtres n’avait pas d’autre force militaire que les seigneurs, ni guère d’argent que par l’Église. De là plusieurs contradictions, plus d’un pas en arrière.

 

   En 1287, le roi permet aux nobles de poursuivre leurs serfs fugitifs dans les villes. Peut-être en effet était-il besoin de ralentir ce grand mouvement du peuple vers les villes, d’empêcher la désertion des campagnes. Les villes auraient tout absorbé; la terre serait restée déserte, comme il arriva dans l’Empire romain.

 

   En 1290, le clergé arracha au roi une charte exorbitante, inexécutable, qui eût tué la royauté. Les principaux articles étaient que les prélats jugeraient des testaments, des legs, des douaires, que les baillis et gens du roi ne demeureraient pas sur terres d’Église, que les évêques seuls pourraient arrêter les ecclésiastiques, que les clercs ne plaideraient point en cour laïque pour les actions personnelles, quand même ils y seraient obligés par lettres du roi (c’était l’impunité des prêtres) ; que les prélats ne paieraient pas pour les biens acquis à leurs églises ; que les juges locaux ne connaîtraient point des dîmes, c’est-à-dire que le clergé jugerait seul les abus fiscaux du clergé.

 

   En 1291, Philippe le Bel avait violemment attaqué la tyrannie de l’inquisition dans le Midi. En 1298, au commencement de la guerre contre le pape, il seconde l’intolérance des évêques, il ordonne aux seigneurs et aux juges royaux, de leur livrer les hérétiques, pour qu’ils les condamnent et les punissent sans appel. L’année suivante, il promet que les baillis ne vexeront plus les églises de saisies violentes ; ils ne saisiront qu’un manoir à la fois, etc.

 

   Il fallait aussi satisfaire les nobles. Il leur accorda une ordonnance contre leurs créanciers, contre les usuriers juifs. Il garantit leur droit de chasse. Les collecteurs royaux n’exploiteront plus les successions des bâtards et des aubains sur les terres des seigneurs hauts justiciers. A moins, ajoute prudemment le roi, qu’il ne soit constaté par idoine personne que nous avons bon droit de percevoir.

 

   En 1302, après la défaite de Courtrai, le roi osa beaucoup. Il prit pour la monnaie, la moitié de toute vaisselle d’argent (les baillis et gens du roi devaient donner tout); il saisit le temporel des prélats partis pour Rome; enfin il imposa les nobles battus et humiliés à Courtrai: le moment était bon pour les faire payer.

 

   En 1303, pendant la crise, lorsque Nogaret eut accusé Boniface (12 mars), lorsque l’excommunication pouvait d’un moment à l’autre tomber sur la tète du roi, il promit tout ce qu’on voulut. Dans son ordonnance de réforme (fin mars), il s’engageait envers les nobles et prélats, à ne rien acquérir sur leurs terres. Toutefois il y mettait encore une réserve qui annulait tout: Sinon en cas qui touche notre droit royal. Dans la même ordonnance, se trouvait un règlement relatif au Parlement; parmi les privilèges, l’organisation du corps qui devait détruire privilèges et privilégiés.

 

   Dans les années qui suivent, il laisse les évêques rentrer au Parlement. Toulouse recouvre sa justice municipale; les nobles d’Auvergne obtiennent qu’on respecte leurs justices, qu’on réprime les officiers du roi, etc. Enfin, en 1306, lorsque l’émeute des monnaies force le roi de se réfugier au Temple, ne comptant plus sur les bourgeois, il rend aux nobles le gage de bataille, la preuve par duel, au défaut de témoins.

 

   La grande affaire des templiers (1308-1309) le força encore à lâcher la main. Il renouvela les promesses de 1303, régla la comptabilité des baillis, s’engagea à ne plus taxer les censiers des nobles, mit ordre aux violences des seigneurs, promit aux Parisiens de modérer son droit de prise et de pourvoierie, aux Bretons de faire de la bonne monnaie, aux Poitevins d’abattre les fours des ‘faux-monnayeurs. Il confirma les privilèges de Rouen. Tout à coup charitable et aumônier, il voulait employer le droit de chambellage à marier de pauvres filles nobles ; il donnait libéralement aux hôpitaux les pailles dont on jonchait les logis royaux dans ses fréquents voyages.

 

   L’hypocrisie de ce gouvernement n’est en rien plus remarquable que dans les affaires des monnaies Il est curieux de’ suivre d’année en année les mensonges, les tergiversations du royal faux-monnayeur. En 1295, il avertit le peuple qu’il va faire une monnaie « où il manquera peut-être quelque chose pour le titre ou le poids, mais qu’il dédommagera ceux qui en prendront; sa chère épouse, la reine Jeanne de Navarre, veut bien qu’on y affecte les revenus de la Normandie ». En 1305, il fait crier par les rues, à son de trompe, que sa nouvelle monnaie est aussi bonne que celle de Saint Louis. Il avait ordonné plusieurs fois aux monnayeurs de tenir secrètes les falsifications. Plus tard, il fait entendre que ses monnaies ont été altérées par d’autres, et ordonne de détruire les fours où l’on avait fait de la fausse monnaie. En 1310 et 1311, craignant la comparaison des monnaies étrangères, il en défend l’importation. En 1312, il défend de peser ou’ d’essayer les monnaies royales.

 

   Nul doute qu’en tout ceci le roi ne fût convaincu de son droit, qu’il ne considérât comme un attribut de sa toute-puissance, d’augmenter à volonté la valeur des monnaies. Le comique, c’est de voir cette toute ­puissance, cette divinité, obligée de ruser avec la méfiance du peuple; la religion naissante de la royauté a déjà ses incrédules.

 

   Enfin la royauté elle-même semble douter de soi. Cette fière puissance, ayant été au bout de la violence et de la ruse, fait un aveu implicite de sa faiblesse ; elle en appelle à la liberté. On a vu quelles paroles hardies le roi se fit adresser et dans la fameuse supplique du peuple de France, et dans le discours des députés des États de 1308. Mais rien n’est plus remarquable que les termes de l’ordonnance par laquelle il confirme l’affranchissement des serfs du Valois, accordé par son frère: «Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image de nostre Seigneur, doit généralement estre franche par droit naturel, et en aucuns pays de cette naturelle liberté ou franchise, par le joug de la servitude qui tant est haineuse, soit si effaciée et obscurcie que les hommes et les fames qui habitent èz lieux et pays dessusditz, en leur vivant sont réputés ainsi comme morts, et à la fin de leur douloureuse et chétive vie, si estroitement liés et demenés, que des biens que Dieu leur a presté en cest siècle, ils ne peuvent en leur darnière volonté, disposer ne ordener.»

 

   Ces paroles devaient sonner mal aux oreilles féodales. Elles semblaient un réquisitoire contre le servage, contre la tyrannie des seigneurs. La plainte qui jamais n’avait osé s’élever, pas même à voix basse, voilà qu’elle éclatait et tombait d’en haut comme une condamnation. Le roi étant venu à bout de tous ses ennemis, avec l’aide des seigneurs, ne gardait plus de ménagement pour ceux-ci. Le 13 juin 1313, il leur défendit de faire aucune monnaie jusqu’à ce qu’ils eussent lettres du roi qui les y autorisassent.

 

   Cette ordonnance combla la mesure. Quelque terreur que dût inspirer le roi après l’affaire du Temple, les grands se décidèrent à risquer tout et àprendre un parti. La plupart des seigneurs du Nord et de l’Est (Picardie, Artois, Ponthieu, Bourgogne et Forez) formèrent une confédération contre le roi: «A tous ceux qui verront, orront (ouïront) ces présentes lettres, li nobles et li communs de Champagne, pour nous, pour les pays de Vermandois et pour nos alliés et adjoints étant dedans les points du royaume de France ; salut. Sachent tuis que comme très-excellent et très-puissant prince, notre très-cher et redouté sire, Phiippe, par la grâce de Dieu, roi de France, ait fait et relevé plusieurs tailles, subventions, exactions non deus, changement de monnoyes, et plusieurs aultres choses qui ont été faites, par quoi li nobes et li communs ont été moult grevés, appaupris... Et il n’apert pas qu’ils soient tournez en l’honneur et proufit du roy ne dou royalme, ne en deffension dou profit commun. Desquels griefs nous avons plusieurs fois requis et supplié humblement et dévotement ledit sir li roy, que ses choses voulist défaire et délaisser, de quoy rien n’en ha fait. Et encore en cette présente année courant, par l’an 1314, lidit nos sire le roi ha fait impositions non deuement sur li nobles et li communs du royalme, et subventions lesquelles il s’est efforcé de lever; laquelle chose ne pouvons souffrir ne soûtenir en bonne conscience, car ainsi perdrions nos honneurs, franchises et libertés; et nous et cis qui après nous verront (viendront)... Avons juré et promis par nos serments, leaument et en donne foy, par (pour) nous et nos hoirs aux comtés d’Auxerre et de Tonnerre, aux nobles et aux communs desdits comités, leurs alliés et, adjoints, que nos, en la subvention de la présente année, et tous autres griefs et novelletés non deuement faites et à faire, au temps présent et avenir, que li roi de France, nos sires, ou aultre, lor voudront faire, lor aiderions, et secourerons à nos propres coustes et despens...»

 

   Cet acte semblerait une réponse aux dangereuses paroles du roi sur le servage. Le roi dénonçait les seigneurs, ceux-ci le roi.

 

   Les deux forces qui s’étaient unies pour dépouiller l’Église, s’accusaient maintenant l’une l’autre par-devant le peuple, qui n’existait pas encore comme peuple, et qui ne pouvait répondre.

 

   Le roi, sans défense contre cette confédération, s’adressa aux villes. Il appela leurs députés à venir aviser avec lui sur le fait des monnaies (1314). Ces députés, dociles aux influences royales, demandèrent que le roi empêchât pendant onze ans les barons de faire de la monnaie, pour en fabriquer lui-même de bonne, sur laquelle il ne gagnerait rien.

 

   Philippe le Bel meurt au milieu de cette crise (1314). L’avènement de son fils, Louis X, si bien nommé Hutin (désordre, vacarme), est une réaction violente de l’esprit féodal, local, provincial, qui veut briser l’unité faible encore, une demande de démembrement, une réclamation du chaos.

 

   Le duc de Bretagne veut juger sans appel, l’échiquier de Rouen sans appel. Amiens ne veut plus que les sergents du roi fassent d’ajournement chez les seigneurs, ni que les prévôts tirent aucun prisonnier de leur main. Bourgogne et Nevers exigent que le roi respecte la justice féodale, « qu’il n’afflige plus ses pannonceaux » aux tours, aux barrières des seigneurs.

 

   La demande commune des barons, c’est que le roi n’ait plus de rapport avec leurs hommes Les nobles de Bourgogne se chargent de punir eux-mêmes leurs officiers. La Champagne et le Vermandois interdisent au roi de faire assigner les vassaux inférieurs.

 

   Les provinces les plus éloignées l’une de l’autre, le Périgord, Nîmes et la Champagne, s’accordent pour se plaindre de ce que le roi veut taxer les censiers des nobles.

 

   Amiens voudrait que les baillis ne fissent ni emprisonnement, ni saisie, qu’après condamnation. Bourgogne, Amiens, Champagne demandent unanimement le rétablissement du gage de bataille, du combat judiciaire.,

 

   Le roi n’acquerra plus ni fief, ni avouerie sur les terres des seigneurs, en Bourgogne, Tours et Nevers, non plus qu’en Champagne (sauf les cas de succession ou de, confiscation).

 

   Le jeune roi octroie et signe tout. Il y a seulement trois points où il hésite et veut ajourner. Les seigneurs de Bourgogne réclament contre le roi la juridiction sur les rivières, les chemins et les lieux consacrés. Ceux de Champagne doutent que le roi ait le droit de les mener à la guerre hors de leur province. Ceux d’Amiens, avec la violence picarde, requièrent sans détour que tous les gentilshommes puissent guerroyer les uns aux autres, ne donner trèves, mais chevaucher, aller, venir et estre à arme en guerre et forfaire les uns aux autres.. A ces demandes insolentes et absurdes, le roi répond seulement: Nous ferons voir les registres de Mgr Saint Loys et bailler ausdits nobles deus bonnes personnes, tiels comme il nous nommerons de nostre conseil, pour savoir et enquérir diligemment la vérité dudit article...

 

   La réponse était assez adroite. Ils demandaient tous qu’on revînt aux bonnes coutumes de Saint Louis; ils oubliaient que Saint Louis s’était efforcé d’empêcher les guerres privées. Mais par ce nom de Saint Louis ils n’entendaient autre chose que la vieille indépendance féodale, le contraire du gouvernement quasi légal, vénal et tracassier de Philippe le Bel.

 

   Les grands détruisaient pièce à pièce tout ce gouvernement du feu roi. Mais ils ne le croyaient pas mort tant qu’ils n’avaient pas fait périr son Alter ego, son maire du palais, Enguerrand de Marigny, qui, dans les dernières années, avait été coadjuteur et recteur du royaume, qui s’était laissé dresser une statue au Palais à côté de celle du roi. Son vrai nom était Le Portier; mais il acheta avec une terre le nom de Marigny. Ce Normand, personnage gracieux et cauteleux, mais apparemment non moins silencieux que son maître, n’a point laissé d’acte; il semble qu’il n’ait écrit ni parlé. Il fit condamner les templiers par son frère, qu’il avait fait tout exprès archevêque de Sens. Il eut sans doute la part principale aux affaires du roi avec les papes ; mais il s’y prit si bien qu’il passa pour avoir laissé Clément V échapper de Poitiers. Le pape lui en sut gré probablement; et, d’autre part, il put faire croire au roi que le pape lui serait plus utile à Avignon, dans une apparente indépendance, que dans une captivité qui eût révolté le monde chrétien.

 

   Ce fut au Temple, au lieu même où Marigny avait installé son maître pour dépouiller les templiers, que le jeune roi Louis vint entendre l’accusation solennelle portée contre Marigny. L’accusateur était le frère de Philippe le Bel, ce violent Charles de Valois, homme remuant et médiocre qui se portait pour chef des barons. Né si près du trône de France, il avait couru toute la chrétienté pour en trouver un autre, tandis qu’un petit chevalier de Normandie régnait à côté de Philippe le Bel. Il ne faut pas s’étonner s’il était enragé d’envie.

 

   Il n’eût pas été difficile à Marigny de se défendre, si l’on eût voulu l’entendre. lI n’avait rien fait, sinon d’être la pensée, la conscience de Philippe le Bel. C’était pour le jeune roi comme s’il eût jugé l’âme de son père. Aussi voulait-il seulement éloigner Marigny, le reléguer dans l’île de Chypre, et le rappeler plus tard. Pour le perdre, il fallut que Charles de Valois eût recours à la grande accusation du temps, dont personne ne se tirait. On découvrit, ou l’on supposa, que la femme ou la soeur de Marigny, pour provoquer sa délivrance ou maléficier le roi, avait fait faire, par un Jacques de Lor, certaines petites figures : « Ledit Jacques, jeté en prison, se pend de désespoir, et ensuite sa femme et les sœurs d’Enguerrand sont mises en prison ; et Enguerrand lui-même, jugé en présence des chevaliers, est pendu à Paris au gibet des voleurs. Cependant il ne reconnut rien des susdits maléfices, et dit seulement que pour les exactions et les altérations de monnaie, il n’en avait point été le seul auteur... C’est pourquoi sa mort, dont beaucoup ne conçurent point entièrement les causes, fut matière à grande admiration et stupeur. »

 

   « Pierre de Latilly, évêque de Châlons, soupçonné de la mort du roi de France Philippe et son prédécesseur, fut, par ordre du roi, retenu en prison au nom de l’archevêque de Reims. Raoul de Presles, avocat général (advocatus praecipuus) au Parlement, également suspect et retenu pour semblable soupçon, fut enfermé dans la prison de Sainte-Geneviève à Paris, et torturé par divers supplices. Comme on ne pouvait arracher de sa bouche aucun aveu sur les crimes dont on le chargeait, quoiqu’il eût enduré les tourments les plus divers et les plus douloureux, on finit par le laisser aller; grande partie de ses biens, tant meubles qu’immeubles, ayant été ou donnés, ou perdus. ou pillés. »

 

   Ce n’était rien d’avoir pendu Marigny, emprisonné Raoul de Presles, ruiné Nogaret, comme ils firent plus tard. Le légiste était plus vivace que les barons ne supposaient. Marigny renaît à chaque règne, et toujours on le tue en vain. Le vieux système, ébranlé par secousses, écrase chaque fois un ennemi. Il n’en est pas plus fort. Toute l’histoire de ce temps est dans le combat à mort du légiste et du baron.

 

   Chaque avènement se présente comme une restauration des bons vieux us de Saint Louis, comme une expiation du règne passé. Le nouveau roi, compagnon et ami des princes et des barons, commence comme premier baron, comme bon et rude justicier, à faire pendre les meilleurs serviteurs de son prédécesseur. Une grande potence est dressée ; le peuple y suit de ses huées l’homme du peuple, l’homme du roi, le pauvre roi roturier qui porte à chaque règne les péchés de la royauté. Après Saint Louis, le barbier La Brosse; après Philippe le Bel, Marigny; après Philippe le Long, Gérard Guecte; après Charles le Bel, le trésorier Remy... Il meurt illégalement, mais non injustement. Il meurt souillé des violences d’un système imparfait où le mal domine encore le bien. Mais en mourant il laisse à la royauté qui le frappe ses instruments de puissance, au peuple qui le maudit des institutions d’ordre et de paix.

 

   Peu d’années ,s’étaient écoulées, que le corps de Marigny fut respectueusement descendu de Montfaucon et reçut la sépulture chrétienne. Louis le Hutin légua dix mille livres aux fils de Marigny. Charles de Valois, dans sa dernière maladie, crut devoir, ‘pour le bien de son âme, réhabiliter sa victime. Il fit distribuer de grandes aumônes, en recommandant de dire aux pauvres : « Priez Dieu pour Mgr Enguerrand de Marigny et pour Mgr Charles de Valois. »

 

   La meilleure vengeance de Marigny, c’est que la royauté, si forte sous lui, tomba après lui dans la plus déplorable faiblesse. Louis le Hutin, ayant besoin d’argent pour la guerre de Flandre, traita comme d’égal à égal avec la ville de, Paris. Les nobles de Champagne et de Picardie se hâtèrent de profiter du droit de guerre privée qu’ils venaient de reconquérir, et firent la guerre à la comtesse d’Artois, sans s’inquiéter du jugement du roi qui lui avait adjugé ce fief. Tous les barons s’étaient remis à battre monnaie. Charles de Valois, oncle du roi, leur en donnait l’exemple. Mais au lieu d’en frapper seulement pour leurs terres, conformément aux ordonnances de Philippe le Hardi et de Philippe le Bel, ils faisaient la fausse monnaie en grand et lui donnaient cours par tout le royaume.

 

   Il fallut bien alors que le roi se réveillât et revînt au gouvernement de Marigny et de Philippe le Bel. Il décria les monnaies des barons (19 novembre 1315) et ordonna qu’elles n’auraient cours que chez eux. Il fixa les rapports de la monnaie royale avec treize monnaies différentes que trente et un évêques ou barons avaient droit de frapper sur leurs terres. Quatre-vingts seigneurs avaient eu ce droit du temps de Saint Louis.

 

   Le jeune roi féodal, humanisé par le besoin d’argent, ne dédaigna pas de traiter avec les serfs et avec les juifs. La fameuse ordonnance de Louis le Hutin pour l’affranchissement des serfs de ses domaines, est entièrement conforme â celle de Philippe le Bel pour le Valois, que nous avons citée. «Comme selon le droit de nature chacun doit naistre franc; et par aucuns usages et coutumes, qui de grant ancienneté ont esté entroduites et gardées jusques cy en nostre royaume, et par avanture, pour le meffet de leurs prédécesseurs, moult de personnes de nostre commun pueple, soient encheües en lien de servitudes et de diverses conditions, qui moult nous desplaît: Nous considérants que nostre royaume est dit, et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gents amende de nous et la venue de nostre nouvel gouvernement; par délibération de nostre grant conseil avons ordené et ordenons, que generaument, par tout nostre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous et à nos successeurs, telles servitudes soient ramenéés à franchises, et à tous ceus qui de origine, ou ancienneté, ou de nouvel par mariage, ou par résidence de lieus de serve condition, sont encheües, ou pourroient eschoir ou lien de servitudes, franchise soit donnée à bonnes et convenables conditions. »

 

   Il est curieux de voir le fils de Philippe le Bel vanter aux serfs la liberté. Mais c’est peine perdue. Le marchand a beau enfler la voix et grossir le mérite de sa marchandise, les pauvres serfs n’en veulent pas. Ils étaient trop pauvres, trop humbles, trop courbés vers la terre. S’ils avaient enfoui dans cette terre quelque mauvaise pièce de monnaie, ils n’avaient garde de l’en tirer pour acheter un parchemin. En vain le roi se fâche de les voir méconnaître une telle grâce. Il finit par ordonner aux commissaires, chargés de l’affranchissement, d’estimer les biens des serfs qui aimeraient mieux « demeurer en la chetivité de servitude » et les taxent «si suffisamment et si grandement, comme la condition et richesse des personnes pourront bonnement souffrir et la nécessité de notre guerre le requiert ».

 

   C’est toutefois un grand spectacle de voir prononcer du haut du trône la proclamation du droit imprescriptible de tout homme à la liberté. Les serfs n’achètent pas, mais ils se souviendront et de cette leçon royale, et du dangereux appel qu’elle contient contre les seigneurs.

 

   Le règne court et obscur de Philippe le Long n’est guère moins important pour le droit public de la France que celui même de Philippe le Bel.

 

   D’abord son avènement à la couronne tranche une grande question. Louis le Hutin laissant sa femme enceinte, son frère Philippe est régent et curateur au ventre. L’enfant meurt en naissant, Philippe se fait roi au préjudice d’une fille de son frère. La chose semblait d’autant plus surprenante que Philippe le Bel avait soutenu le ,droit des femmes dans les successions de Franche-Comté et d’Artois. Les barons auraient voulu que les filles fussent exclues des fiefs et qu’elles succédassent à la couronne de France; leur chef, Charles de Valois, favorisait sa petite-nièce contre Philippe son neveu.

 

   Philippe assembla les États, et gagna sa cause, qui au fond était bonne, par des raisons absurdes. 11 allégua en sa faveur la vieille loi allemande des Francs qui excluait les filles de la terre salique. Il soutint que la couronne de France était un trop noble fief pour tomber en quenouille, argument féodal dont l’effet fut pourtant de ruiner la féodalité. Tandis que le progrès de l’équité civile, l’introduction du droit romain, ouvraient les successions aux filles, que les fiefs devenaient féminins et passaient de famille en famille, la ,couronne ne sortit point de la même maison, immuable au milieu de la mobilité universelle. La maison de France recevait du dehors la femme, l’élément mobile et variable, mais elle conservait dans la série des mâles l’élément fixe de la famille, l’identité du pater familias. La femme change de nom et de pénates. L’homme habitant la demeure des aïeux, reproduisant leur nom, est porté à, suivre leurs errements. Cette transmission invariable de la couronne dans la ligne masculine a donné plus de suite à la politique de nos rois; elle a balancé utilement la légèreté de notre oublieuse nation.

 

   En repoussant ainsi le droit des filles au moment même, où il triomphait peu à peu dans les fiefs, la couronne prenait ce caractère, de recevoir toujours sans donner jamais. A la même époque, une révocation hardie de toute donation depuis Saint Louis, semble contenir le principe de l’inaliénabilité du domaine. Malheureusement l’esprit féodal, qui reprit force sous’ les ‘Valois à la faveur des guerres, provoqua de funestes créations d’apanages, et fonda au profit des branches diverses de la famille royale une féodalité princière aussi embarrassante pour Charles VI et Louis XI, que l’autre l’avait été pour Philippe le Bel.

 

   Cette succession contestée, cette malveillance des seigneurs, jette Philippe le Long dans les voies de Philippe le Bel. Il flatte les villes, Paris, l’Université surtout, la grande puissance de Paris. Il se fait jurer fidélité par les nobles, en présence des maîtres de l’Université qui approuvent. Il veut que ses bonnes villes soient garnies d’armures; que les bourgeois aient des armes en lieu sûr il leur nomme un capitaine en chaque baille ou contrée (1316, 12 mars). Senlis, Amiens et le Vermandois, Caen, Rouen, Gisors, le Cotentin et le pays de Caux, Orléans, Sens et Troyes, sont spécialement désignés.

 

   Philippe le Long aurait voulu (dans un but, il est vrai, fiscal) établir l’uniformité de mesure et de monnaie ; mais ce grand pas ne pouvait pas se faire encore.

 

   Il fait quelques efforts pour régulariser un peu la comptabilité. Les receveurs doivent, toute dépense payée, envoyer le reste au Trésor du roi, mais secrètement, et sans que personne sache l’heure ni le jour. Les baillis et sénéchaux doivent venir compter tous les ans à Paris. Les trésoriers compteront deux fois l’année. L’on spécifiera en quelle monnaie se font les paiements. Les jugeurs des comptes jugeront de suite... Et le roi saura combien il a à recevoir.

 

   Parmi les règlements de finance, nous trouvons cet article: «Tous gages des chastiaux qui ne sont en frontière, cessent du tout des-ores-en-avant. » Ce mot contient un fait immense. La paix intérieure commence pour la France, au moins jusqu’aux guerres des Anglais.

 

   La garantie de cette paix intérieure, c’est l’organisation d’un fort pouvoir judiciaire. Le Parlement se constitue. Une ordonnance détermine dans quelle proportion les clercs et les laïques doivent y entrer; la majorité est assurée aux laïques.

   Quant aux conseillers étrangers aux corps et appelés temporairement, Philippe le Long répète l’exclusion déjà prononcée, contre les prélats, par Philippe le Bel «Il n’aura nulz Prélaz députez au Parlement, car le Roy fait conscience de eus empeschier au gouvernement de leur experituau­tez. »

 

   Si l’on veut savoir avec quelle vigueur agissait le Parlement de Paris, il faut lire, dans le continuateur de Nangis, l’histoire de Jordan de Lille, «seigneur gascon fameux par sa haute naissance, mais ignoble par ses brigandages... » Il n’en avait pas moins obtenu la nièce du pape, et par le pape le pardon du roi. Il n’en usa que «pour accumuler les crimes, meurtres et viols, nourrissant des bandes d’assassins, ami des brigands, rebelle au roi. Il aurait peut-être échappé encore.

 

   Un homme du roi était venu le trouver ; il le tua du bâton même où il portait les armes du roi, insigne de son ministère. Appelé en jugement, il vint à Paris suivi d’un brillant cortège de comtes et .de barons des plus nobles d’Aquitaine... Il n’en fut pas moins jeté dans les prisons du Châtelet, condamné à mort par les maîtres du Parlement, et, la veille de la Trinité, traîné à la queue des chevaux et pendu au commun patibulaire.»

 

   Le Parlement, qui défend si vigoureusement l’honneur du roi, est lui-même un vrai roi sous le rapport judiciaire. Il porte le costume royal, la longue robe, la pourpre et l’hermine. Ce n’est pas, comme il semble, l’ombre, l’effigie du roi; c’est plutôt sa pensée, sa volonté constante, immuable et vraiment royale. Le roi veut que la justice suive son cours: «Non contrestant toutes concessions, ordonnances, et lettres royaux à ce contraire.» Ainsi le roi se défie du roi; il se reconnaît mieux en son Parlement qu’en lui-même. Il distingue en lui un double caractère; il se sent roi, et il se sent homme, et le roi ordonne de désobéir à l’homme.

 

   Beaucoup de textes d’ordonnances en ce sens honorent la sagesse des conseillers qui les dictèrent. Le roi cherche à mettre une barrière à sa libéralité. Il exprime la crainte que l’on n’arrache des dons excessifs à sa faiblesse, à son inattention ; que pendant qu’il dort ou repose, le privilège et l’usurpation ne soient que trop bien éveillés.

 

   Ainsi, en 1318, il parle de certains droits féodaux: « ... lesquels on nous demande souvent, et sont de plus grande valeur que nous ne croyons, nous devons être avisés, si quelqu’un nous les demande ».

 

   Ailleurs, il recommande aux receveurs de n’avertir personne des recettes extraordinaires, ou « aventures qui nous échoiront, à ce que nous ne puissions être requis de les donner »

 

   Ces aveux de faiblesse et d’ignorance que les conseillers du roi lui faisait faire, pour être si naïfs, n’en sont pas moins respectables. Il semble que la royauté nouvelle, devenue tout d’un coup la providence d’un peuple, sente la disproportion de ses moyens et de ses devoirs. Ce contraste se marque d’une manière bizarre dans l’ordonnance de Philippe le Long : sur le gouvernement de son hostel et le bien de son royaume. Il établit d’abord dans un noble préambule que Messire Dieu a institué les rois sur la terre, pour que bien ordonnés en leurs personnes, ils ordonnent et gouvernent dûment leur royaume. Il annonce ensuite qu’il entend la messe tous les matins, et défend qu’on l’interrompe pendant la messe pour lui présenter des requêtes. Nulle personne ne pourra lui parler à la chapelle : « Si ce n’estoit notre confesseur, lequel pourra parler à nous des choses qui toucheront notre conscience. » Il pourvoit ensuite à la garde de sa personne royale: «Que nulle personne mescongùe, ne garçon de petit estat, ne entrent en notre garde-robe, ne mettent main, ne soient à nostre lit faire, et qu’on n’i soffre mettre draps estrangers. » La terreur des empoisonnements et des maléfices est un trait de cette époque.

 

   Après ces détails de ménage viennent des règlements sur le conseil, le trésor, le domaine, etc. L’État apparaît ici comme un simple apanage royal, le royaume comme un accessoire de l’Hostel. On sent partout la petite sagesse des gens du roi, cette honnêteté bourgeoise, exacte et scrupuleuse dans le menu, flexible dans le grand. Nul doute que cette ordonnance ne nous donne l’idéal de la royauté, selon les gens de robe, le modèle qu’ils présentaient au roi féodal pour en faire un vrai roi comme ils le concevaient.

 

   Ces essais estimables d’ordre et de gouvernement ne changeaient rien aux souffrances du peuple. Sous Louis le Hutin, une horrible mortalité avait enlevé, dit-on, le tiers de la population du Nord. La guerre de Flandre avait épuisé les dernières ressources du pays. En 1320 il fallut bien finir cette guerre. La France avait assez à faire chez elle. L’excès de la misère exaltant les esprits, un grand mouvement avait lieu dans le peuple. Comme au temps de Saint Louis, une foule de pauvres gens, de paysans, de bergers ou pastoureaux, comme on les appelait, s’attroupent et disent qu’ils veulent aller outre-mer, que c’est par eux qu’on doit recouvrer la Terre sainte. Leurs chefs étaient un prêtre dégradé et un moine apostat. Ils entraînèrent beaucoup de gens simples, jusqu’à des enfants qui fuyaient la maison paternelle. Ils demandaient d’abord; puis ils prirent. On en arrêta; mais il forçaient les prisons, et délivraient les leurs. Au Châtelet, ils jetèrent du haut des degrés le prévôt qui voulait leur defender les portes; puis, ils s’allèrent mettre en bataille au Pré-aux-Clercs, et sortirent tranquillement de Paris ; on se garda bien de les en empêcher. Ils s’en allèrent vers le Midi, égorgeant partout les juifs, que les gens du roi tâchaient en vain de défendre. Enfin à Toulouse, on réunit des troupes, on fondit sur les pastoureaux, on les pendit par vingt et par trente; le reste se dissipa.

 

   Ces étranges émigrations du peuple indiquaient moins de fanatisme que de souffrance et de misère. Les seigneurs, ruinés par les mauvaises monnaies, pressurés par l’usure, retombaient sur le paysan. Celui-ci n’en était pas encore au temps de la Jacquerie ; il n’était pas assez osé pour se tourner contre son seigneur. Il fuyait plutôt, et massacrait les juifs. Ils étaient si détestés, que beaucoup de gens se scandalisèrent de voir les gens du roi prendre leur défense. Les villes commerçantes du Midi les jalousaient cruellement. C’était précisément l’époque où, comme finan­ciers, collecteurs, percepteurs, ils commençaient à régner sur l’Espagne. Aimés des rois pour leur adresse et leur servilité, ils s’enhardissaient chaque jour, jusqu’à prendre le titre de Don. Dès le temps de Louis le Débonnaire, l’évêque Agobart avait écrit un traité: De insolentia Judaeorum. Sous Philippe Auguste, on avait vu avec étonnement un juif bailli du roi. En 1267, le pape avait été obligé de lancer une bulle contre les chrétiens qui judaïsaient.

 

   Philippe le Bel les avait chassés; mais ils étaient rentrés à petit bruit. Louis le Hutin leur avait assuré un séjour de douze ans. Aux termes de son ordonnance, on doit leur rendre leurs privilèges, si on les retrouve; on leur restituera leurs livres, leurs synagogues, leurs cimetières, sinon le roi les leur paiera. Deux auditeurs sont nommés pour connaître des héritages vendus à moitié prix par les juifs dans la précipitation de leur fuite. Le roi s’associe à eux pour le recouvrement de leurs dettes, dont il doit avoir les deux tiers. Les nobles débiteurs qui avaient eu le crédit d’obtenir de Philippe le Bel qu’on cesserait de rechercher les créances des juifs, se voyaient de nouveau à leur merci. Les écritures des juifs faisant foi en justice, ils pouvaient à leur gré désigner au fisc ses victimes. Le juif, ulcéré par tant d’injures, était à même de se venger, au nom du roi.

 

   La vieille haine étant ainsi irritée, enragée, par la crainte, on était prêt à tout faire contre eux. Au milieu des grandes mortalités produites par la misère, le bruit se répand tout à coup que les juifs et les lépreux ont empoisonné les fontaines. Le sire de Parthenay écrit au roi, qu’un grand lépreux, saisi dans sa terre, avoue qu’un riche juif lui a donné de l’argent et remis certaines drogues. Ces drogues se composaient de sang humain, d’urine, à quoi on ajoutait le corps du Christ; le tout séché et broyé, mis en un sachet avec un poids, était jeté dans les fontaines ou dans les puits. Déjà, en Gascogne, plusieurs lépreux avaient été provisoirement brûlés. Le roi, effrayé du nouveau mouvement qui se préparait, revint précipitamment de Poitou en France, ordonnant que les lépreux fussent partout arrêtés.

 

   Personne ne doutait de cet horrible accord entre les lépreux et les juifs.«Nous-mêmes, dit le chroniqueur du temps, en Poitou, dans un bourg de notre vasselage, nous avons de nos yeux vu un de ces sachets. Une lépreuse qui passait, craignant d’être prise, jeta derrière elle un chiffon lié qui fut aussitôt porté en justice, et l’on y trouva une tête de couleuvre, des pattes de crapaud, et comme des cheveux de femme enduits d’une liqueur noire et puante, chose horrible à voir et à sentir. Le tout, mis dans un grand feu, ne put brûler, preuve sûre que c’était un violent poison... Il y eut bien des discours, bien des opinions. La plus probable, c’est que le roi des Maures de Grenade, se voyant avec douleur si souvent battu, imagina de s’en venger en machinant avec les juifs la perte des chrétiens. Mais les juifs, trop suspects eux-mêmes, s’adressèrent aux lépreux... Ceux-ci, le Diable aidant, furent persuadés par les juifs. Les principaux lépreux tinrent quatre conciles, pour ainsi parler, et le Diable, par les juifs, leur fit entendre que, puisque les lépreux étaient réputés personnes si abjectes et comptés pour rien, il serait bon de faire en sorte que tous les chrétiens mourussent ou devinssent lépreux. Cela leur plut à tous; chacun, de retour, le redit aux autres... Un grand nombre, leurré par de fausses promesses de royaumes, comtés, et autres biens temporels, disait et croyait fermement que la chose se ferait ainsi.»

 

   La vengeance du roi de Grenade, est évidemment fabuleuse. La culpabilité des juifs est improbable; ils étaient alors favorisés du roi, et l’usure leur fournissait une vengeance plus utile. Quant aux lépreux, le récit n’est pas si étrange que l’ont jugé les historiens modernes. De coupables folies pouvaient fort bien tomber dans l’esprit de ces tristes solitaires. L’accusation était du moins spécieuse. Les juifs et les lépreux avaient un trait commun aux yeux du peuple, leur saleté, leur vie à part. La maison du lépreux n’était pas moins mystérieuse et mal famée que celle du juif. L’esprit ombrageux de ces temps s’effarouchait de tout mystère, comme un enfant qui a peur la nuit, et qui frappe d’autant plus fort ce qui lui tombe sous la main.

 

   L’institution des léproseries, ladreries, maladreries, ce sale résidu des croisades, était mal vue, mal voulue, tout comme l’Ordre du Temple, depuis qu’il n’y avait plus rien à faire pour la Terre sainte. Les lépreux eux-mêmes, désormais sans doute négligés, avaient dû perdre la résignation religieuse qui, dans les siècles précédents, leur faisait prendre en bonne part la mort anticipée à laquelle on les condamnait ici-bas

 

   Les rituels pour la séquestration des lépreux différaient peu des offices des morts. Sur deux tréteaux devant l’autel, on tendait un drap noir, le lépreux dressé se tenait dessous agenouillé, et y entendait dévotement la messe. Le prêtre, prenant un peu de terre dans son manteau, en jetait sur l’un des pieds du lépreux. Puis il le mettait hors de l’église, s’il ne faisait trop fort temps de pluie; il le menait à sa maisonnette au milieu des champs, et lui faisait les défenses: « Je te défends que tu n’entres en l’église.., ne en compagnie de gens. Je te défends que tu ne voises hors de ta maison sans ton habit de ladre, etc. » Et ensuite : « Recevez cet habit, et le vestez en digne d’humilité... Prenez ces gants... Recevez cette cliquette en signe qu’il vous est défendu de parler aux personnes, etc. Vous ne vous fâcherez point pour être ainsi séparé des autres... Et quant à vos petites nécessités, les gens de bien y pourvoyront, et Dieu ne vous délaissera...» On lit encore dans un vieux rituel des lépreux ces tristes paroles: «Quand il avendra que le mesel sera trespassé de ce monde, il doit être enterré en la maisonnette, et non pas au cimetière. »

 

   D’abord on avait douté si les femmes pouvaient suivre leurs maris devenus lépreux, ou rester dans le siècle et se remarier. L’Église décida que le mariage était indissoluble; elle donna à ces infortunés cette immense consolation. Mais alors que devenait la mort simulée? que signifiait le linceul ? Ils vivaient, ils aimaient, ils se perpétuaient, ils formaient un peuple... Peuple misérable, il est vrai, envieux, et pourtant envié... Oisifs et inutiles, ils semblaient une charge, soit qu’ils mendiassent, soit qu’ils jouissent des riches fondations du siècle précédent.

 

   On les crut volontiers coupables. Le roi ordonna que ceux qui seraient convaincus fussent brûlés, sauf les lépreuses enceintes, dont on attendrait l’accouchement; les autres lépreux devaient être enfermés dans les léproseries.

 

   Quant aux juifs, on les brûla sans distinction, surtout dans le Midi. « A Chinon, on creusa en un jour une grande fosse, on y mit du feu copieusement, et on en brûla cent soixante, hommes et femmes, pèle-mêle. Beaucoup d’eux et d’elles, chantant et comme à des noces, sautaient dans la fosse. Mainte veuve y fit jeter son enfant avant elle, de peur qu’on ne l’enlevât pour le baptiser. A Paris, on brûla seulement les coupables. Les autres furent bannis à toujours, quelques-uns plus riches réservés jusqu’à ce qu’on connût leurs créances, et qu’on pût les affecter au fisc royal avec le reste de leurs biens. Il y eut pour le roi environ cent cinquante mille livres.

 

   «On assure qu’à Vitry, quarante juifs, en la prison du roi, voyant bien qu’ils allaient mourir, et ne voulant pas tomber dans les mains des incirconcis, s’accordèrent unanimement à se faire tuer par un de leurs vieillards qui passait pour une bonne et sainte personne, et qu’ils appelaient leur père. Il n’y consentit pas, à moins qu’on ne lui adjoignît un jeune homme. Tous les autres étant morts, les deux restant, chacun voulait mourir de la main de l’autre. Le vieillard l’emporta, et obtint à force de prières que le jeune le tuerait. Alors le jeune, se voyant seul, ramassa l’or et l’argent qu’il trouva sur les morts, se fit une corde avec des habits, et se laissa glisser du haut de la tour. Mais la corde était trop courte, le poids de l’or trop lourd, il se cassa la jambe, fut pris,

 

   Philippe le Long ne profita pas de la dépouille des lépreux et des juifs plus longtemps que son père n’avait fait de celle des templiers. La même année 1321, au mois d’août, la fièvre le prit, sans que les médecins pussent deviner la cause du mai; il languit cinq mois, et mourut. « Quelques-uns doutent s’il ne fut pas frappé ainsi à cause des malédictions de son peuple, pour tant d’extorsions inouïes, sans parler de celles qu’il préparait. Pendant sa maladie, les exactions se ralentirent, sans cesser entièrement.»

 

   Son frère Charles lui succéda, sans plus se soucier des droits de la fille de Philippe, que Philippe n’avait eu égard à ceux de la fille de Louis.

 

   L’époque de Charles le Bel est aussi pauvre de faits pour la France qu’elle est ,riche pour l’Allemagne, l’Angleterre et la Flandre. Les Flamands emprisonnent leur comte. Les Allemands se partagent entre Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière, qui fait son rival prisonnier à Muhldorf. Dans ce déchirement universel, la France semble forte par cela seul qu’elle est une. Charles le Bel intervient en faveur du comte de Flandre. Il entreprend, avec l’aide du pape, de se faire empereur. Sa soeur Isabeau se fait effectivement reine d’Angleterre par le meurtre de son époux, Edouard II.

 

   Terrible histoire que celle des enfants de Philippe le Bel! Le fils aîné fait mourir sa femme. La fille fait mourir son mari.

 

   Le roi d’Angleterre, Édouard II, né parmi les victoires de son père et promis aux Gallois pour réaliser leur Arthur, n’en était pas moins toujours battu. En France, il laissait entamer la Guyenne et promettait de venir rendre hommage. En Angleterre, il était malmené par Robert Bruce ; mais il le poursuivait en cour de Rome. Il avait demandé au pape s’il pouvait sans péché se frotter d’une huile merveilleuse qui donnait du courage. Sa femme le méprisait. Mais il n’aimait pas les femmes; il se consolait plutôt de ses mésaventures avec de beaux jeunes gens. La reine, par représailles, s’était livrée au baron Mortimer. Les barons, qui détestaient les mignons du roi, lui tuèrent d’abord son brillant Gaveston, hardi Gascon, beau cavalier, qui s’amusait dans les tournois à jeter par terre les plus graves lords, les plus nobles seigneurs. Spencer, qui succéda à Gaveston, ne fut pas moins haï.

 

   L’Angleterre se trouvant désarmée par ses discordes, le roi de, France profita du moment et s’empara de l’Agénois. Isabeau vint en France avec son jeune fils, pour réclamer, disait-elle. Mais c’est contre son mari qu’elle réclama. Charles le Bel, ne voulant pas s’embarquer en son nom dans une affaire aussi hasardeuse qu’une invasion de l’Angleterre, défendit à ses chevaliers de prendre le parti de la reine. Il fit même croire qu’il voulait l’arrêter et la renvoyer à son mari. En vrai fils de Philippe le Bel, il ne lui donna pas d’armée, mais de l’argent pour en avoir une. Cet argent fut prêté par les Bardi, banquiers florentins. D’autre part, le roi de France envoyait des troupes en Guyenne pour réprimer, disait-il, quelques aventuriers gascons.

 

   Le comte de Hainaut donna sa fille en mariage au jeune fils d’Isabeau, et le frère du comte se chargea de conduire la petite troupe qu’elle avait levée. De grandes forces n’auraient pu que nuire, en alarmant les Anglais. Édouard était désarmé, livré d’avance. Il envoya sa flotte contre elle; mais sa flotte n’avait garde de la rencontrer. Il dépêcha Robert de Watteville avec des troupes, qui se réunirent à elle. Il implora les gens de Londres; ceux-ci répondirent prudemment «qu’ils avaient ‘privilège de ne point sortir en bataille qu’ils ne recevraient pas d’étrangers, mais bien volontiers le roi, la reine et le prince royal ». Non moins prudemment, les gens d’église accueillaient la reine à son arrivée. L’archevêque de Kenterbury prêcha sur ce texte: «La voix du peuple est la voix de Dieu. » L’évêque d’Hereford sur cet autre: «C’est au chef que j’ai mal, Caput meum doleo.» Enfin l’évêque d’Oxford prit le texte de la Genèse: «Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, et elle t’écrasera la tête. » Prophétie homicide qui se vérifia.

 

   Cependant la reine s’avançait avec son fils et sa petite troupe. Elle venait comme une femme malheureuse qui veut seulement éloigner de son mari les mauvais conseillers qui le perdent. C’était grande pitié de la voir si dolente et si éplorée. Tout le monde était pour elle. Elle eut bientôt entre ses mains Edouard et Spencer. On lui amena ce Spencer qu’elle haïssait tant: elle en rassasia ses yeux. Puis, devant le palais, sous les croisées de la reine, on lui fit subir, avant la mort, d’obscènes mutilations.

 

   Pour le moment, elle n’osait pas en faire plus. Elle avait peur, elle tâtait le peuple, elle ménageait son mari. Elle pleurait, et tout en pleurant elle agissait. Mais rien ne semblait se faire par elle, tout par justice et régulièrement. Édouard était resté en possession de la couronne royale; cela arrêtait tout. Trois comtes, deux barons, deux évêques et le procureur du Parlement, Guillaume Trussel, vinrent au Château de Kenilworth, faire entendre au prisonnier que s’il ne se dépêchait de livrer la couronne, il n’y gagnerait rien, qu’il risquerait plutôt de faire perdre le trône à son fils, que le peuple pourrait fort bien choisir un roi hors de la famille royale. Édouard pleura, s’évanouit et finit par livrer la couronne. Alors le procureur dressa et prononça la formule, qu’on a gardée comme bon précédent: «Moi, Guillaume Trussel, procureur du Parlement, au nom de tous les hommes d’Angleterre, je te reprends l’hommage que je t’avais fait, à toi, Edouard. De ce temps en avant, je Xe défie, je te prive de tout ton pouvoir royal. Désormais, je ne t’obéis plus comme à un roi.» Édouard croyait au moins vivre; on n’avait pas encore tué de roi. Sa femme le flattait toujours. Elle lui écrivait des choses tendres, elle lui envoyait de beaux habits. Cependant un roi déposé est bien embarras­sant. D’un moment à l’autre, il pouvait être tiré de prison. ‘Dans leur anxiété, Isabeau et Mortimer demandèrent l’avis à l’évêque d’Hereford. Ils n’en tirèrent qu’une parole équivoque: Edwardum occidere nolite timere bonum est. C’était répondre sans répondre. Selon que la virgule était placée, ici ou là, on pouvait lire dans ce douteux oracle la mort ou la vie. Ils lurent la mort. La reine se mourait de peur tant que son mari était en vie. On envoya à la prison un nouveau gouverneur, John Maltravers; nom sinistre, mais l’homme était pire. Maltravers fit longuement goûter au prisonnier les affres de la mort; il s’en joua pendant quelques jours, peut-être dans l’espoir qu’il se tuerait lui-même. On lui faisait la barbe à l’eau froide, on le couronnait de foin ; enfin, comme il s’obstinait à vivre, ils lui jetèrent sur le dos une lourde porte, pesèrent dessus, et l’empalèrent avec une broche toute rouge. Le fer était mis, dit-on, dans un tuyau de corne, de manière à tuer sans laisser trace. Le cadavre fut exposé aux regards du peuple, honorablement enterré, et une messe fondée. Il n’y avait nulle trace de blessure, mais les cris avaient été entendus; la contraction de la face dénonçait l’horrible invention des assassins.

 

   Charles le Bel ne profita pas de cette révolution. Lui-même il mourut presque en même temps qu’Édouard, ne laissant qu’une fille. Un cousin succéda. Toute cette belle famille de princes qui avaient siégé près de leur père au Concile de Vienne était éteinte, conformément à ce qu’on racontait des malédictions de Boniface.